Qu'on aime ou pas "Toni Erdmann" - et au sortir de ces presque trois heures de cinéma singulier, on ne sait pas forcément très bien si on a aimé ou non -, impossible de nier que le film de Maren Ade va vous travailler, longtemps et souterrainement. Car cette sorte de fable atonale et terriblement désenchantée - qui se conclut magnifiquement et pertinemment par le "Plainsong" de Cure - affronte sans baisser les yeux les maux les plus cruels de notre époque impitoyable : la barbarie du capitalisme qui broie ses esclaves mais asservit aussi ceux qui s'en croient les maîtres, le dessèchement des relations humaines (familiales, amoureuses, sexuelles, amicales) au point de les vider du moindre sens. Et face à l'horreur, Maren Ade imagine et filme les stratagèmes passablement idiots d'un père vieillissant, plaisantin absurde et limité, qui va interférer avec la vie de sa fille, combattante moderne depuis longtemps perdue pour lui, dans l'espoir de provoquer entre eux une sorte d'étincelle de vie. On rit beaucoup devant l'accumulation de scènes embarrassantes, pitoyables parfois, excellemment filmées par Maren Ade qui démontre un sens de la durée remarquable - sans doute la principale qualité du film, avec son interprétation : mais ce rire, un peu comme devant les strips de Pierre la Police auquel la scène de "la peluche bulgare" et de l'anniversaire nu fait clairement penser, est surtout l'expression de notre malaise, et, au final, de notre désespoir. Car la dernière scène de "Toni Erdmann", la plus triste, nous murmure que nos minuscules victoires ne sont qu'éphémères. [Critique écrite en 2016]