Tous les autres s'appellent Ali par Alligator
Cela faisait longtemps que je n'avais pas vu un Fassbinder. De temps en temps, il me faut ma petite piqûre de rappel, mon petit shot. Cela fait encore plus longtemps que je n'ai pas vu un Sirk. Vivement que les blu-rays sortent (encore un de ces mystères de l'édition, comment ses chefs d’œuvres ne sont pas ressortis en priorité?).
Avec ce film, j'ai presque eu un deux-en-un. Peut-on parler de remake de "Tout ce que le ciel permet"? Tentant. Dans le fond, c'est exactement la même mécanique que décortique le jeune cinéaste allemand.
Douglas Sirk s'était appuyé sur la différence d'âge et de statut social pour dénoncer l'intolérance, la petitesse d'esprit des amis et de la famille d'une bourgeoise quinqua, veuve, qui tombe amoureuse d'un jeune jardinier aux mains caleuses. Il y peignait la manière dont les gens appuyés sur le poids de la tradition, de l'habitude se retrouvent bouleversés, violentés par la rupture de l'ordre social établi, auquel ils se plient sagement et sans réflexion.
Ici, Rainer Werner Fassbinder s'oriente sur le même canevas, sauf qu'il remplace l'échelle sociale par celle de culture ou l'origine ethnique. Emmi (Brigitte Mira) dépasse largement la 50aine, peut-être même a-t-elle atteint la 60aine? Elle est femme de ménage. Elle rencontre Ali (El Hedi ben Salem), ouvrier. Les barrières ne sont pas sociales, la différence d'âge n'est même pas le reproche qu'on leur jette le plus volontiers à la figure.
Non, ce qui parle le plus à l'époque, comme aujourd'hui je suppose, c'est le fait qu'il soit arabe. La société allemande est décrite comme foncièrement raciste. Comme par réflexe. Elle trimbale son lot de clichés. Ce n'est pas un racisme "politique", pensé, théorisé. Fassbinder prend soin de bien le souligner. Au détour d'une conversation, Emmi évoque son propre passé hitlérien, avec un petit sourire nostalgique. Par convention, "tout le monde était au parti", dit-elle en substance, avec un léger sourire. La nostalgie de la jeunesse. Rien d'intellectualisé. Elle emmène Ali, pour leur repas de noce, dans un restaurant italien où Hitler avait ses habitudes avant 1933. Et cette femme est tout sauf raciste. C'est d'ailleurs ce qui va instantanément rapprocher les deux êtres. Elle est totalement dénuée d'arrière pensée racialiste, alors que beaucoup autour d'elle balancent stéréotype sur clicheton à l'égard des immigrés avec une furieuse facilité.
Lui non plus ne semble pas moins du monde dérangé par l'âge d'Emmi. Cette absence de préjugés est le ciment de leur couple. Mais Fassbinder va en faire également celui de leur exclusion. C'est tout le propos du film. Seuls au monde. Seuls face aux voisines aigries, face à l'épicier du coin, face aux enfants qui renient leur mère, face aux collègues de travail, etc. La violence du rejet est peut-être l'obsession du cinéaste. Elle est là tout crue, simple, nette, sans aucune fioriture, nue. Une chose me laisse perplexe cependant. Pourquoi Fassbinder oblitère la religion de ses "arabes"? Pas une seule fois, il n'y est fait allusion. Marocains, mais jamais musulmans. Étrange. La religion aurait-elle faussé le discours du film? Sûrement.
Et Douglas Sirk avant lui avait déjà parcouru ce chemin parmi la société puritaine américaine (WASP), en l'habillant du romantisme mélodramatique hollywoodien (en le détournant, en se l'appropriant pour mieux l'exploiter pourrait-on arguer). Fassbinder aborde la problématique avec un angle un peu plus frontal. Je vais avoir un mal fou à exprimer le fond de ma pensée là dessus, sans la trahir. Hier soir, en essayant de trouver les mots justes pour me faire comprendre de ma compagne, je me suis gouré en parlant notamment de caricature. Non, ce n'est pas ça. Fassbinder ne caricature pas. Mais dans la forme, dans la description des personnages, dans la manière dont ils sont perçus, attaqués par le reste de la société, dans leur propre isolement et dans la façon de s'en extirper, il me semble que le scénario de Fassbinder est beaucoup plus... non pas caricatural, mais direct, brut, épuré. Oui, c'est peut-être cela. Peut-être que Fassbinder rabote tout ce qu'il y a autour pour ne laisser que l'os à nu, la réalité de ce rejet et la violence insupportable qu'elle engendre, alors que chez Sirk, sur la forme surtout, il y avait une espèce de vernis, quelque chose qui nous rappelait qu'on était dans une forme de cinéma traditionnel. C'était là une de ses forces, son ouvrage en forme de cheval de Troie, sa capacité de traiter de sujets critiques -pour ne pas dire subversifs- sous une forme très sage et policée, classique, sans avoir l'air d'en exploser les normes. Tout cela au creux, dans la chaleur du modèle hollywoodien.
Avec ce film-là, Fassbinder n'a pas à user de ce subterfuge, il va directement à la jugulaire. Les deux films disent la même chose, mais pas à la même époque, ni au même spectateur. Cette Allemagne sort de ses 30 glorieuses à elle. L'immigration redevient un sujet facile à aborder dès lors qu'il faut trouver des explications à la situation économique moins brillante.
Quelque soit l'époque et la culture économique et sociale sur lesquelles repose l'élaboration des deux productions, les deux films font preuve d'une puissance peu commune et d'une concision qui en font des œuvres d'une redoutable efficacité.