Avec Chantal Akerman, on est parfois plus proche de l’art contemporain que du cinéma. On est en tout cas presque toujours dans le cinéma expérimental, la narration étant plus ou moins affirmée suivant les films. Le spectateur peut donc verser du côté de l’ennui ou se trouver fasciné par ce qui apparaît à l’écran. Dans Toute une nuit, Chantal Akerman choisit de montrer une multitude de destins lors d’une nuit d’été à Bruxelles. Pour suggérer la capitale belge, la cinéaste n’a quasiment recours qu’à deux lieux : une petite rue où sont alignés des pavillons banals et un immeuble dont la porte art-déco bordée à gauche de plaques d’immatriculation attire le regard. Des lieux d’amis ou de la famille d’Akerman, qui a eu recours au système D : elle raconte ainsi qu’elle retapissait les murs, changeait les meubles de l’appartement de son amie Marilyn chaque jour, avant d’aller tourner l’étage d’en-dessous chez sa sœur une fois épuisées toutes les potentialités du lieu ! Du cinéma à petit budget, ingénieux, comme j’aime.


Nuit d’été, il fait chaud, donc. Mais les personnages ne sont pas en sueur, dans la rue on est en robe élégante pour les femmes ou en costume pour les hommes. La chaleur est montrée par les fenêtres ouvertes dans tous les appartements, dans le fait que beaucoup de personnages ne parviennent pas à trouver le sommeil, dans les bières qu’on consomme au bistrot. Elle est justifiée par l’orage qui éclate, enfin. Bien plus intéressant de suggérer que de montrer par les voies les plus évidentes : le contre-exemple, c'est Valley of love de Guillaume Nicloux, où Depardieu sue abondamment et répète qu'il a chaud...


C’est l’été, et tous les personnages sont en chaleur : Akerman ne montre que des couples, qui se font ou se défont. Plutôt de que de raconter leur histoire, elle n’en donne à voir que des fragments : une femme invite un homme à entrer, la porte se ferme et c’est tout, la suite s’annonce agréable ; plus loin, un homme pousse presque une femme à l’intérieur, c’est plus inquiétant pour la suite. Mais le film ne laisse pas au spectateur le temps d’imaginer ce qu’il se passe derrière ces portes : déjà on est passé à un autre couple. Non pas une nuit mais des nuits. Ces vignettes m’ont évoqué le délicieux Nous, les vivants, de Roy Andersson, construit sur le même principe. Des fragments qui font comme des loupiotes s’allumant dans la nuit, avant de faire place à d’autres.


Ils se répondent bien souvent. Quelques exemples, non exhaustifs tant il y a de scènes…


Les bières
Scène 1 : un homme et une femme boivent une bière sans se regarder mais on sent la femme désireuse d’engager un échange. L’homme paie d’un billet (il a bu trois bières), quitte le bar sans un mot ni un regard pour la femme. La femme fait de même, de quelques pièces (elle n’a bu qu’une bière), reste interdite. Violemment, surgit l’homme, les deux s’étreignent.
Scène 2 : une jeune femme attend visiblement quelqu’un, une bière devant elle, dans un plan très travaillé - elle immobile, des joueurs de billards s'activant en fond de plan. Attente vaine.
Scène 3 : deux jeunes gars et une fille boivent des bières, quittent les lieux, enjoignent à la fille de choisir avec qui elle veut aller, l’un partant à gauche l’autre à droite. La fille choisit de marcher droit devant elle.
Scène 4 : de nouveau un couple buvant une bière côte à côte en silence. La femme quitte violemment la table, l’homme la poursuit, renversant simultanément les deux bières. Une scène presque burlesque ! Tous deux entrent dans l’immeuble art-déco et s’étreignent à terre derrière la porte, disparaissant de notre vue.


Les slows
Scène 1 : on retrouve notre couple de la scène 1 précédente en train de danser un slow sur Je tire ma révérence de Véronique Sanson. Cette danse sensuelle, très lâchée, qui ressemble à un coït, est l’une des plus belles scènes du film. Akerman, comme à son habitude, l’étire longuement. On peut la revoir intégralement ici :
https://www.youtube.com/watch?v=x7m6IRrNXNA
Scène 2 : autre slow, mais cette fois sur L’amore perdonerà, le cliché absolu du genre ; entre un homme et une adolescente, quasi une enfant, dont les bras trop courts s’accrochent comiquement aux épaules de l’homme. On pourrait penser à de la pédophilie de la part de l’homme, mais c’est l’enfant qui a été demandeuse, et elle qui quitte l’homme précipitamment.
Scène 3 : slow seulement suggéré, avec ce couple pépère assis devant la télé, qui décide de sortir danser.
Scène 4 : troisième slow montré, sur le même chanteur italien, entre Aurore Clément et un homme à la fin. Le jour s’est levé, le slow est bien plus classique, anodin, il est encadré par les couloirs de l’appartement. La magie a disparu.


On se court après
Scène 1 : une femme attend un homme devant sa porte, dont le n° 17 à droite attire le regard. Elle finit par partir, l’homme arrive en retard, sonne à la porte, on lui déclare que celle qu’il cherche a quitté les lieux. Il la rattrape, ils s’étreignent, repartent ensemble le long d’une rambarde blanche surmontée d’une sorte de Manneken pis blanc qui émerge de la nuit.
Scène 2 : un homme se rend dans cette même rue face à une porte, hésite, laisse un billet sous la porte. Une femme en sort peu après, trouve le mot, lui court après, tous deux s’étreignent et rentrent ensemble.


Couples au lit
Scène 1 : un homme et une femme sont allongées dans leur lit, ne parviennent pas à dormir. La femme dit à l’homme qu’elle a pris conscience « qu’[ils] ne s’aime[nt] plus ». Les deux se croiseront ensuite dans l’appartement tels des étrangers.
Scène 2 : ce sont cette fois deux hommes qu’on découvre allongés, dans un très beau plan envahi par l’obscurité, où n’émergent que quelques tâches de peau. L’homme part au petit matin, pour l’armée. Ces deux là s’aiment, on le verra dans la lettre que lui adresse celui qui est resté.
Scène 3 : un moustachu ne trouve pas le sommeil alors que sa femme dort paisiblement. Il se lève, va s’asseoir dans l’étroite cuisine.
Scène 4 : cf. la scène 3 ci-dessous, miroir de la scène 3 ci-dessus.


Séparations
Scène 1 : une femme en robe rouge passion (les tenues des femmes sont toutes très soignées alors que celles des hommes sont banales) se fait rembarrer par son amant au téléphone. Elle refuse ce verdict et se rend devant sa fenêtre. On retrouvera cette configuration dans l’autre sens, avec un homme qui attend toute la nuit une femme qui ne l’a pas invité à entrer.
Scène 2 : un homme quitte la maison, enjoint à sa maîtresse de le suivre. Devant le refus de celle-ci, il déclare qu’elle ne le reverra plus.
Scène 3 : c’est cette fois une femme qui quitte son mari, remplissant une valise alors que le gros moustachu dort comme un bienheureux. Superbe scène, où le couvercle de la valise, vide au départ, tombe sur l’homme qui ne se réveille pas pour autant ! Elle sort dans la rue, à pied.


Taxis
Scène 1 : la femme en robe rouge intense sort dans la rue, longe une série d’hommes qui font comme des prostitués attendant le client, hèle un taxi pour aller se planter devant l’immeuble de celui qu’elle aime. Le taxi, comme moyen de rejoindre celui qu’on désire.
Scène 2 : l’homme de la scène 2 ci-dessus monte dans un taxi. Le taxi pour marquer une rupture.
Scène 3 : le militaire quitte la place en taxi. Le taxi comme déchirure, séparation d’avec l’être qu’on aime.
Scène 4 : une femme ne veut pas suivre un homme, celui-ci prend un taxi, ouvre la portière et embarque la femme presque de force. Le taxi comme contrainte corporelle, presque un rapt.


Les enfants
Scène 1 : une petite fille sort seule dans la rue. Intrigant. J’ai pensé ici furtivement au film de Carol Reed, Première désillusion, où l’enfant sort en pyjama dans les rues de Londres.
Scène 2 : deux très jeunes adolescents quittent leur maison, ils sont filmés à travers la porte-fenêtre laissée ouverte ; celle-ci se referme toute seule lentement et le jeune couple se trouve encadré par le montant et la buée de la vitre : magnifique, précis comme du Fritz Lang !
Scène 3 : celle du slow, assez dérangeante, évoquée ci-dessus.


Coups de fil
Scène 1 : la femme à la robe rouge appelle celui qu’elle aime, la discussion ne lui donne pas satisfaction, la poussant à sortir.
Scène 2 : un homme reçoit un coup de fil en anglais. Il fait état de son manque.
Scène 3 : la femme du dernier slow (incarnée par Aurore Clément, l’une des fidèles d’Akerman) reçoit un coup de téléphone au matin, ne répond que par une succession de oui, qui s’oppose aux valses hésitations que nous a donnés à voir le film tout au long de la nuit.


Toute une nuit… et même un peu plus donc : la fin du film se déroule au petit matin, avec d’abord la femme en robe blanche à pois noirs, portant sa valise. Elle se recouche, son gros moustachu ne s’est rendu compte de rien. Un peu ce que veut signifier Chantal Akerman avec son film : pendant que nous dormons, de multiples histoires se nouent et se dénouent, que nous ne soupçonnons pas.


Esthète, Akerman nous gratifie de quelques moments magnifiques, outre ceux déjà évoqués. Citons la bouche de métro au début du film qui ressort magiquement dans la nuit. Les trois étages de l’immeuble où se distinguent trois silhouettes sur fond blanc, bleu et orange (plan qui m’a évoqué le tout récent Tre piani de Moretti). La scène de la place incrustée d’une étrange grille circulaire peinte en blanc, où les vêtements de la valise de la dame-à-la-robe-à-pois se mêlent aux papiers volants (j’ai pensé ici à une scène de Tango de Satan de Béla Tarr où les deux vilains sont précédés d’un flux de détritus). Les scènes aussi dans les escaliers, qui s’attardent sur une porte, une rampe, à la façon d’un Bresson.


On sent souvent d’ailleurs l’influence du très singulier cinéaste chez Akerman – et tous deux figurent tout en haut de mon panthéon personnel – notamment dans le travail du son :



  • L’utilisation parcimonieuse de la musique, toujours diégétique : ici seulement deux slows et un morceau de Mahler (ce dernier dont je n’ai pas saisi l’intérêt).

  • L’importance des sons diégétiques : je pense en particulier au bruit des pas dans la rue et à celui de la circulation automobile, typiques de Bresson. Dans la toute dernière scène, le vacarme de la circulation a totalement envahi la pièce, signant le début bien installé de la journée. Bien aimé aussi le son de la grosse machine à calculer du tailleur, l'un des seuls personnages du film auquel n'est pas associé un(e) amant(e).

  • Comme chez Bresson aussi, très peu de dialogues : « je t’aime », « on ne s’aime plus », « tu me manques », « pas ce soir », les phrases les plus banales de la vie amoureuse. Souvent, il faut bien le dire, mal jouées, là aussi comme chez Bresson qui en a fait un système.


Comme souvent chez Akerman, comme souvent aussi chez Bresson, le film est difficile d’accès, âpre à regarder. L’ennui n’est jamais loin, et j’aurais sans doute aimé moins de personnages, qu’on suive un peu plus. Le parti pris eût été, il est vrai moins radical…


Aride oui, mais quelle richesse avec le recul ! A cet égard, Akerman ne m’a pour le moment jamais déçu. Pas plus que Bresson. On sort du film avec l'idée d'un 7 et on termine invariablement à 8 après avoir rédigé la critique. Transigeons à 7,5 pour témoigner d'un visionnage où le plaisir n'a pas toujours été au rendez-vous. Comme pour certains des amants de cette nuit bruxelloise.

Jduvi
8
Écrit par

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le 24 janv. 2022

Critique lue 297 fois

Jduvi

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