Et pourtant cela commençait vraiment bien. Avec deux séances excellentes, le départ de deux sagas familiales. Paris vers 1900, sur fond de Tour Eiffel, Charles Denner charmeur, équipé d'une caméra du cinématographe Lumière, filmant et séduisant sa future femme, tout cela sans mots ou quasi. Plus tard, après la grande guerre, hommages, commémoration et salles de fête, sans mots évidemment. Daniel Boulanger, en général, parfaite silhouette de vieille baderne, draguant avec force clins d'yeux bien lourds, avec roulements d'épaules et d'épaulettes. La beauté de sa jeune femme, magnifique Marthe Keller, l'amant inévitable (l'aide de camp ...), le vieux mari jaloux et armé ...

Cela commence à se gâter avec l'arrivée dans le film de la Grande Histoire - elle était certes présente dans les premières séquences (évocation très rapide et efficace de la guerre des tranchées) mais bien centrée sur les personnages. Là elle "épouse" le film dans sa totalité. Une famille russe, manifestement inquiète (on sait qu'on est en Russie parce qu'il y a sur les murs de la pièce deux grandes photos de Marx et Lénine - on entre dans le subtil), un mouvement de caméra d'une extrême lourdeur - un panoramique de gauche à droite, puis de droite à gauche, de la famille à la porte, de la porte à la famille, de gauche à droite ... effet ping pong garnti, qui fatigue et exaspère bien plus qu'il ne provoque l'attente. De façon bien prévisible, mais bien prolongée, entrée des assassins, coups de feu, les Romanoff sont morts en même temps que la femme du vieux général ...

Pendant les années 70, la production de Lelouch hésite entre plusieurs directions: films d'aventure, sans prétention que celle de distraire, dynamiques et plaisants (le Voyou), ouvrages très soignés, irréprochables et oubliables (La Bonne année, le Bon et les méchants) et déjà, sous couvert d'aventures, d'humour (???) et de dégagement, grosses impostures, balourdes, franchement réactionnaires, très pénibles, assez nulles (L'Aventure, c'est l'aventure). Avec Toute une vie, il va plus loin, il entame à présent le cycle des Grandes fresques, des grands cycles et des grandes sagas - celles qui disent la vie, le monde, l'histoire. Ainsi présenté, on sent que le risque (celui de se planter dans les grandes largeurs, et de sombrer dans le ridicule) n'est pas loin. De fait, Claude Lelouch vise rien moins qu'à raconter, à travers une histoire d'amour, celle de Simon /André Dussollier et de Sara / Marthe Keller (qui commence en fait à la dernière image du film), l'histoire de leurs familles,sur trois générations, l'histoire du cinéma (de l'invention au cinéma parlant, en passant par le cinéma publicitaire et par le porno, pour finir avec le cinéma de Claude Lelouch), l'histoire du monde au XXème siècle (et au-delà puisqu'on a même droit à une scène d'anticipation, sur les effets de la pollution, totalement grotesque), avec images d'archives, pensées profondes à jets continus (on y reviendra), épousant tous les grands courants politiques du temps, communisme, maoïsme, capitalisme, gaullisme, tout cela en un peu plus de deux heures. Rien moins.

A ambitions sans limites, recherches formelles adaptées - voyantes surtout : on a déjà évoqué les mouvements de caméra, dont l'effet ping pong est assez emblématique, et qui sera repris (avec un empan plus court), autour d'une table de café, de Marthe Keller à Elie Chouraqui (si, si ...), de Chouraqui à Marthe Keller etc. A la fin, ô surprise, ils finiront par se rejoindre. Le traitement de la photo, passe du très beau noir et blanc initial (après tout on est aussi dans l'histoire du cinéma) à des fragments colorisés d'image (aléatoires ?), en bleu, puis en jaune, puis en vert sans que l'on parvienne jamais à l'image en couleurs. L'effet reste aussi difficile à interpréter (est-ce nécessaire ?) que très peu discret dans la durée. Lelouch abuse également du montage alterné, l'avancée parallèle des deux histoires, avec dialogues débordant d'un récit à l'autre, décalés par rapport aux images - effet dont la systématisation finit par ralentir le rythme du film, alors qu'il vise précisément à le rendre dynamique .

On a dit que les premières séances, très belles, étaient quasi muettes. Le gros problème, c'est que le film, très rapidement, va devenir baverd. Verbeux. Intarissable et insupportable.

Le pire réside effectivement dans les dialogues - comme si, à chaque phrase articulée (surtout celles délégués à Charles Denner et à Sam Letrône, le compagnon de cellule de Simon / Dussollier), Lelouch voulait prononcer une sentence définitive, essentielle, entre philosophie, politique et almanach Vermot. Là, le risque est énorme : on voudrait se situer entre Raymond Aron (une pensée ancrée à droite, mais ouverte ...) et Michel Audiard, mais on ne sort presque jamais du Café du commerce.

Florilège :
- La vie, faut la vivre, faut pas la pourrir.
- Un con peut devenir très intelligent parce qu'il sait qu'il est un con.
- L'idéal, ce serait la dictature si les dictateurs étaient les êtres les plus intelligents.
- Mao sera la plus grande dictature de tous les temps, cele d'un homme sur 700 millions.
- Le capitalisme a été inventé par des fauves traqués pour changer une jungle en patrie.
- Le fils de Buffalo Bill tirait déjà moins bien que son père (phrase reprise deux fois ...)
- Un homme libre, c'est quelqu'un qui prend ses décisions tout seul, le matin aux chiottes.
- Ca fait raciste et fasciste, mais plus raciste que fasciste (ça vous chatouille ou ça vous gratouille ?)
- Y'a des secondes qui durent des siècles, un coup de foudre c'est un siècle qui dure une seconde.
- Le monde du partage remplacera le partage du monde.

Cela ne s'arrête jamais. Et quand Lelouch veut être sûr qu'on a bien compris, il répète sa phrase à 3, 4, 5 reprises consécutives (comme ses figures de style avec caméra). Ainsi lors de la mort de Charles Denner ...

C'est vraiment dommage. Car les comédiens sont vraiment excellents : Charles Denner, séduisant et très fragile, angoissé perpétuel, sérieux mais toujours avec une touche d'ironie (même lorsqu'il est condamné à débiter des maximes très sérieuses), Marthe Keller, incarnation de la vie (même dans les moments les plus tragiques), de la beauté, de la permanence sur trois générations, et même André Dussollier (qui ne semblait pas a priori être l'acteur idéal pour jouer un petit voyou, un petit délinquant multirécidiviste), mais qui parvient à interpréter son personnage de façon très nuancée, très subtile, en contrepoint à ses compagnons bruts de décoffrages joués par Charles Gérard et par l'inconnu Sam Letrône, plutôt bon dans le rôle d'un taulard/restaurateur/dresseur de poulet/philosophe de bistrot - même si, là encore, la répétition finit par lasser lourdement.

Le verbiage, les redites, les effets trop appuyés, ou inutiles, tout cela finit par gâcher l'ensemble. Dommage - car Le film contient d'excellent moments, pas seulement les scènes initiales, entre instants émouvants, parfois drôles, le twist final est également convaincant. On n'est pas passé loin d'un très bon film. Dommage.
pphf

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