J'avais vu "Toute une vie" lorsque j'avais une dizaine d'année, je me souviens très bien de la motivation d'alors qui était de revoir à l'écran Marthe Keller, l'inoubliable interprète, pour moi comme pour des millions de français, de "La demoiselle d'Avignon". Un peu trop bavard et complexe, je ne gardais en tête de cette première vision quelques scènes symboliques, la première partie en noir et blanc (années 1900/1945), l'anniversaire de Sarah avec comme cadeau Bécaud, l'étrange fin post apocalyptique et quelques bribes de ci de là. J'aime beaucoup (euphémisme) Lelouch, pourtant l'envie de le revoir ne me tenait pas contrairement à bien d'autres films du réalisateur. Il aura fallu d'une erreur de saisie pour que je tombe sur la page IMDB du film et la surprise de voir qu'il avait été nommé aux Oscars pour le meilleur scénario et retenu comme meilleur film étranger de l'année par les critiques de Los Angeles. De quoi réveiller mon attention, d'autant qu'en France le film fut un fiasco public et s'est fait démonter par la critique.
Pour faire un film il faut que je raconte des choses que je connais bien.
Je l'ai donc revu ! Premier point, tous les détracteurs de Lelouch peuvent s'abstenir de le (re)découvrir. Le film est foisonnant de dialogues, de plans tarabiscotés, d'histoires qui se construisent ou l'inverse, de personnages et de situations qui s'enchainent... Il résumerait à lui seul toute la filmographie de l'auteur. Mais cela est sa touch, selon les périodes il fait passer le curseur de soft à full.
(En parlant de la réalisation de films) On peut faire 30 millions avec du fumier plutôt que d'en perdre en faisant du barbant !
Sur la première demi-heure, en voyant cette juxtaposition de plans séquences, de travelling, de portée d'épaule, je me suis fait la réflexion qu'en fait Claude Lelouch avait quelques décennies d'avance. Car aujourd'hui la majeure partie des films recourent à ces moyens dans la même diversité et le même souci de vouloir être au plus près de la vraie vie. A la seule différence, que les progrès techniques sont tels depuis que l'on ne se rend plus compte de cela. C'est particulièrement réussi avec la scène de tranchées (avec une fin de plan explosive !), ça l'est nettement moins sur la scène de cabaret (le côté épileptique des plans a d'ailleurs du inspirer Baz Luhrmann pour Moulin Rouge). Il s'agit de la première partie du film qui démarre en 1900 jusque 1945, en noir et blanc, elle mêle évènements de la vie personnelle des grands parents de Sarah mais aussi historiques qui ont bouleversé l'ordre du monde. On assiste tour à tour à l'arrivée du cinéma, à la guerre 14/18, l'execution du Tsar Nicolas et de sa famille par les bolchéviques, l'arrivée du cinéma parlant, la montée du nazisme, la guerre 39/45, les camps... Cela est déconcertant, mais on peut faire confiance à l'auteur dont les extravagances scénaristiques n'ont d'égal que leur cohérence au récit (enfin presque toujours).
Si on ne remonte pas à la nuit des temps pour raconter une histoire d'amour entre un homme et une femme, on n'explique rien...
Sur la seconde partie, la technique est supplantée par les dialogues. Elle se concentre sur la relation entre Sarah et son père. Ce père qui a rencontré sa future femme dans un convoi sanitaire de retour des camps, et qui n'aura de cesse de vouloir prendre une illusoire vengeance en devenant un chef d'entreprise très riche pour que sa fille soit définitivement à l'abri financièrement, mais aussi de la société. Très jeune Sarah possède déjà tout ce qu'elle peut désirer sauf un homme et ne trouve de sens à la vie. Elle entre en contradiction avec l'existence de Simon, jeune désœuvré, un peu voleur un peu escroc qui souhaite s'en sortir mais n'a ni les moyens financiers, ni les relations... S'installent alors à l'écran un parallèle entre ces trois destins. Sarah (Marthe Keller), David son père (Charles Denner) et Simon (André Dussollier), un triumvirat d'exception, une femme, deux hommes qui se veulent de leur temps, en sont imprégnés et partie prenante. Trois acteurs qui ont en commun cette exceptionnelle présence qui fait que leurs attitudes, leurs regards, leurs être contribuent à sublimer les indications d'un scénario. Loin d'être des acteurs "pages blanches" leur jeu instinctif fait merveille et crédibilise chaque séquence.
Il fallait bien un tel trio pour donner vie à ce film, qui comme je l'écrivais plus haut est foisonnant, semble partir dans tous le sens, interpelle et grise le spectateur. Que de thèmes abordés ! L'amour, la femme, le deuil, le hasard, la politique, le peuple juif (le traumatisme de la guerre des 6 jours 1967 et les JO de Munich 72 sont encore frais dans les esprits), les mutations politiques soviétiques et chinoises, l'argent, l'avenir, la pollution... Lelouch approche de la quarantaine et se remet en question autant qu'il le fait pour le monde ! Simon et Sarah sont d'ailleurs deux parts de lui-même, sorte de ying et yang. Elle, radieuse est la part soleil, vindicative tout lui réussit, en sachant plus trop après quoi courir. Lui est la part d'ombre celle des galères, des échecs, de l'espoir, car au final il rebondit toujours.
Ce que veulent les arabes aujourd'hui, ce n'est pas la terre, mais d'un semblant de victoire pour nettoyer la déception
Lelouch se livre, un peu plus que de coutume et derrière les apparences et les fastes on se rend compte que "Toute une vie", est une oeuvre profondément intimiste, celle de la maturité. Pas étonnant d'ailleurs que l'on y retrouve un certain nombre de scènes évoquant les films précédents, ou ses passions (course, ski, Deauville, les fauves...). Ainsi "L'aventure, c'est l'aventure" sur les échanges politiques, mais là où Denner se voulait optimiste avec sa bande en 72, deux ans plus tard le tableau est plus amer. Le film préfigure également les prochains, parfois quasi scène pour scène ("Les uns et les autres", "Itinéraire d'un enfant gâté"). Pour autant, il ne faut pas y voir un pensum pesant, bien au contraire. Le rythme qui y est donné, les enchainements de situations, tout s'entrecroise et s'imbrique formidablement. C'est un brassage de vie, de vies auquel il est difficile de résister.
Les hommes c'est comme le soleil, ça ne brille pas tous les jours
"Toute une vie" est également une grande et tendre déclaration d'amour au cinéma. Le cinéma qui sera toujours d'avenir, le cinéma témoin, le cinéma du divertissement ou comme réconfort. Lelouch est un fou d'images, elles doivent bouillonner à l'écran autant que dans sa tête !
Et quand arrive à la fin, grand froid ! On nous projette en 1989, puis 2000 dans une séquence futuriste hallucinante légèrement too much car totalement à contre sens du reste. Fausse fin, en pied de nez à ses détracteurs, la séquence prémonitoire n'a pour seul but que d'interpeler sur la pollution qui va compromettre l'avenir (et oui... déjà à l'époque) et donc mieux vaut bien vivre le présent.
Ce ne sera pas la fin du monde, mais un autre monde avec de plus en plus de restrictions et de règlements
Je ne sais si ce long texte ne viendra pas au final décourager les futurs spectateurs, il ne cherche in fine qu'à mettre en valeur toutes les qualités d'un film injustement décrié, oublié. Il est pourtant la vision réaliste d'une époque, une référence sociétale intelligente packagée sous forme d'une grande saga a laquelle on s'attache tant elle titille nos sens et nos propres souvenirs. C'est beau la vie chez Lelouch !
Et pour finir comment ne pas évoquer des scènes d'une drôlerie unique. Comme celle où Charles (Charles Gérard, le complice de toujours) essaie de convaincre Simon (André Dussollier) qui veut devenir cinéaste, de continuer à tourner des pubs :
Simon : dans cette caméra il y a la vie, l'amour, la mort... avec ça on peut faire pas mal d'argent et Charles de répondre : mais rien ne t'empêche de mettre la vie, l'amour, la mort dans la pub Ricard !
Bande annonce préquelle où l'on y voit des scènes coupées au montage : https://www.youtube.com/watch?v=Zjf-4aXOAGk
Bande annonce américaine : https://www.youtube.com/watch?v=ml4x8ih-_0w
Thème musical principal de Francis Lai : https://www.youtube.com/watch?v=ydD02RbWStc