Jacques Tati !
J'ai eu un prof en seconde (environ 1970) qui ne jurait que par Tati. Il émaillait ses cours de citations croustillantes qui donnaient vraiment envie de connaître. Le seul problème, c'est que suite à la faillite de sa société de production, ses films étaient sous séquestre et impossibles d'être vus. Ce n'est que bien plus tard (années 80 environ) que j'ai enfin pu voir l'ensemble des films car comme s'il fallait rattraper le temps perdu, les cinéclubs rivalisaient entre eux pour monter des rétrospectives Tati, des festivals Tati, etc ... Ce qui fait que j'ai pu voir les six films de Tati au cinéma. Et je n'ai jamais été déçu.


Et aujourd'hui, mon propos concernera son dernier film "trafic" qui est ma dernière acquisition en DVD. Maintenant, j'ai tout !
D'accord ce n'est pas son meilleur mais ça reste quand même excellent !


C'est la dernière prestation de Monsieur Hulot qui interprète ici un concepteur automobile spécialisé dans les aménagements pour faire d'une voiture (une 4L) un camping car (avant l'heure). Le sujet du film, c'est le voyage pour une présentation de la bête dans un Salon à Amsterdam. Mais voilà, le voyage s'avère parsemé d'embûches.
On retrouve, ici, le caractère assez habituel de la petite boite qu'on peut facilement mettre en opposition avec le grand constructeur, la grande "écurie" comme on dit. Cette dernière a l'habitude des Salons, possède les équipes ad hoc et tout roule. Dans le cas de la petite boite, ici l'entreprise qui est sur le créneau des camping-cars, elle n'a qu'une petite équipe et peu de moyens. Pas tous les jours qu'on se lance à l'aventure pour participer à un Salon. Aussi, l'aventure monte à la tête du patron qui imagine le succès avec les commandes nombreuses à venir ; tout le monde est sur le pont et fait dans le fébrile : les délais, les modif de dernière minute, comment transporter le matos. Le camion hors d'âge pour porter le prototype, la petite bagnole "sport" de la "commerciale" (ou de la chargée des "relations publiques") qui joue les agents de liaison, les négo avec les organisateurs du salon pour avoir un emplacement pas trop pourri, le concepteur pour qui c'est son jour de gloire qui va suivre avec attention le déplacement, le contremaître - bougon - qui reste à l'usine, agacé par ce remue-ménage et cette fébrilité gérée par, il faut bien le dire, des amateurs... Tout ça, c'est si criant de vérité.
Et finalement, le comble, au Salon, qui va s'apercevoir que le prototype n'est toujours pas arrivé ?


Le personnage principal du film c'est l'automobile, ce truc qui est devenu dès les années 60 comme le symbole de la réussite, de la prospérité, de l'indépendance de l'être humain dans notre société.
Le prolongement de la main de l'homme... Le prolongement du domicile de l'homme qu'il amène jusqu'à son lieu de travail. La preuve, c'est qu'ils sont tous à gratter leur nez dans les embouteillages comme s'ils étaient chez eux, dans un lieu privé qu'on ne peut pénétrer.
Quand survient l'accident, ils sont désemparés. Soudain, dans le silence qui suit le carambolage, ils recherchent la pièce qui est tombée ou qui a roulé, ils s'agenouillent devant le moteur pour faire une prière, ils ragent parce que le capot ne ferme plus.


J'apprécie toujours dans ce film le ballet des voitures, des piétons qui rejoignent leur voiture sur le parking. L'espèce de jeu de puzzle où les bagnoles bien rangées sur le parking vont être tout aussi bien rangées dans l'embouteillage. C'est comme les visiteurs du Salon qui ne peuvent s'empêcher d'ouvrir une portière, fermer un capot de coffre, refermer une portière, recommencer sur la voiture d'à côté. Là les voitures sont immobiles et c'est les piétons qui tournent inlassablement autour, dans un ballet sans fin.


Il y a aussi bien entendu, comme toujours chez Tati, de l'absurde. De l'absurde dans le futile. De l'absurde dans le fonctionnement de la société par exemple dans la séquence chez les flics qui "arraisonnent" le camion. On n'en connait pas la raison mais peu importe, il se trouve que c'est le job de la police de faire un contrôle qui va se terminer en farce puisque c'est le seul endroit où aura lieu la démonstration des équipements du camping-car devant des flics ébahis et curieux.


Il y a surtout le comique à tous les étages. Du sourire "Gibbs" du vendeur de bagnole au Salon à la goutte d'encre sur les lunettes de la "commerciale" qui voit brusquement des taches partout. Des mouvements des organisateurs du Salon qui enjambent les fils invisibles délimitant les emplacements aux mouvements synchrones des motards qui arrêtent le camion (même les pneus vont se dégonfler dans le même mouvement). On ne rit pas forcément aux éclats mais personnellement, je goûte avec gourmandise et sourire tous les gags qui se succèdent avec une grande cadence. Mais où va-t-il chercher tout ça ? Rien que dans la séquence au poste de police, il y a des personnages immobiles qui contribuent au comique de situation comme la mariée sortie d'une voiture accidentée.


Il suffit de sortir des chemins balisés (l'autoroute) pour que que Tati ne manque pas de nous montrer un envers de décor où règne encore la vraie vie ; par exemple dans le petit garage situé au bord du canal où tout le monde se connait et où le garagiste héberge, avec plaisir, ses clients.
Là on est loin de la fureur de la société.


Et la conclusion n'est pas pour me déplaire où notre Hulot, viré comme un malpropre (après la débâcle du Salon), repart au bras de la belle. Et je me dis que c'est bien : y a quand même une justice (ou un espoir de bonheur) dans ce bas monde.


Hulot ou Jacques Tati est comme toujours excellent dans son rôle de personnage lunaire, perdu dans son rêve, d'intellectuel perpétuellement distrait ou génialement intelligent (ce qui revient au même), avec son pantalon trop court de deux pointures.


Un mot sur la mise en scène très précise avec une caméra qui joue avec les perspectives très géométriques et très esthétiques


Il n'empêche que "trafic" est un excellent film qui pose très bien, de façon assez visionnaire, dès les années 70, la problématique de la "bagnole" dans notre société. C'est ce qu'on pourrait aussi appeler un film "miroir" car qui peut vraiment dire qu'il n'y a pas une ou plusieurs situations où il ne peut que se reconnaitre.

JeanG55
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le 22 avr. 2022

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JeanG55

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