Second long-métrage pour le cinéma du réalisateur écossais, Trainspotting explore la même veine de désagrégation que Shallow Grave en mettant en scène un groupe d’amis, toxicomanes pour la plupart, qui ne savent vivre autrement qu’accrochés, boulets, aux autres. Danny Boyle joue la caméra vivace sur les décors sordides de ces vies en inéluctables pourrissements, affirme le talent graphique qui fait l’implication narrative immédiate et vertigineuse de son cinéma en construction, et livre un nouvel essai, à travers l’adaptation du roman culte d’Irvine Welsh, sur



les barrières intimes que l’homme pose à l’amitié ou sous le poids desquelles il succombe.



Ouverture classique pour un film de l’écossais avec cette voix-off pour situer le propos autant que l’action lors d’une course effrénée dans les rues d’Edimbourg sur fond de Lust for Life d’Iggy Pop. Le discours de Renton est aujourd’hui un monologue culte du cinéma mondial :



Choose life. Choose a job. Choose a career. Choose a family.


Choose a fucking big television, Choose washing machines, cars,
compact disc players, and electrical tin can openers. Choose good
health, low cholesterol and dental insurance. Choose fixed-interest
mortgage repayments. Choose a starter home. Choose your friends.
Choose leisure wear and matching luggage. Choose a three piece suite
on hire purchase in a range of fucking fabrics. Choose DIY and
wondering who the fuck you are on a Sunday morning. Choose sitting on
that couch watching mind-numbing spirit-crushing game shows, stuffing
fucking junk food into your mouth. Choose rotting away at the end of
it all, pishing your last in a miserable home, nothing more than an
embarrassment to the selfish, fucked-up brats you have spawned to
replace yourself. Choose your future. Choose life… But why would I
want to do a thing like that? I chose not to choose life : I chose
something else. And the reasons ? There are no reasons. Who needs
reasons when you've got heroin ?



Et pourtant, rapidement, Renton annonce l’indispensable sevrage, l’envie de vivre justement plutôt que de se laisser mourir à petit feu… Pour autant, le choix serait simple si la réalité n’avait prise : dans la petite ville d’Edimbourg, ses amis restent les mêmes, l’histoire qu’il partage avec eux ne se modifie pas du jour au lendemain par son seul désir. Trainspotting c’est justement ça :



l’indéfectible appui de ce clan social qu’on se construit et par lequel on évolue.



Passer son temps à regarder passer les trains de la vie ensemble en y partageant ses rêves, ses rires, ses remords parfois. Mais rarement son intimité : l’amitié masculine qui ne se construit que dans le fantasme, dans l’expectative, dans l’élan commun. Jamais dans l’intime, rarement dans l’écoute, loin de la compréhension de l’autre autant que de soi. Quand Spud est convoqué pour un entretien d’embauche, Renton lui offre quelques traits de speed pour s’assurer qu’il ne décrochera pas l’emploi. Qu’il restera aussi inactif et dévoué à la came que lui. Superbe séquence en montage cut, jeu des échelles de plan sur l’esprit emporté du jeune toxicomane occupé à se saborder sans se dévaloriser ouvertement pour continuer malgré tout de recevoir ses allocations chômage.


Dans la continuité de son premier long, Danny Boyle a décidé de n’épargner personne. Ses personnages ont beau représenter ce que beaucoup considèrent comme l’inutile lie de la société, une bande de parasites sans grand danger mais méprisés pour leur choix d’auto exclusion, le réalisateur ne les charge pas pour autant. Renton et Sick-Boy sont cultivés, intelligents. C’est cette conscience justement qui les mène sur la voix du retrait. La théorie de l’âge et de la puissance créatrice de Sick-Boy, élaborée sur la carrière de Sean Connery et de ses années James Bond autant que l’acerbe diatribe de Renton sur la misérable condition du peupel écossais avec la reprise, quasiment mot pour mot, du dialogue qu’il tient déjà dans Shallow Grave :



It's shite being Scottish ! We're the lowest of the low. The scum


of the fucking Earth ! The most wretched, miserable, servile, pathetic
trash that was ever shat into civilization. Some people hate the
English. I don't. They're just wankers. We, on the other hand, are
colonised by wankers. Can't even find a decent culture to be colonised
by. We're ruled by effete arseholes. It's a shite state of affairs to
be in, Tommy, and all the fresh air in the world won't make any
fucking difference !




Le film joue le sordide.



Illustre les impasses de la drogue autant que de l’alcool. De la misère et du manque d’ambition en général. La mort, horrible, ignoble, du nourrisson ; le réveil emmerdé de Spud ; la déchéance fatale de Tommy ; la débilité psychopathe de Begbie.
Outre les hommages philosophiques de comptoir à l’espion britannique, c’est autant au roman d’Anthony Burgess qu’au film de Stanley Kubrick que le cinéaste écossais rend hommage, ancrant son imaginaire dans



une lignée sociétale misérabiliste typiquement britannique



dans les décors troubles d’A Clockwork Orange : le déchet Renton ne se récupère pas de lui-même, il lui faut l’intervention parentale, la séquestration dans cette chambre où la collection de trains navigue sur le papier peint, les assauts macabres du cauchemar tangible, pour le libérer.


La trajectoire de Renton autant que celle de Danny Boyle insistent sur ce point d’ailleurs : c’est bien là, à Edimbourg, que leur histoire s’ancre, démarre, dans une misère sordide, dans le sang et la gerbe, dans la merde ; ce sera loin, à Londres pour l’un, à Hollywood puis à Mumbai pour l’autre, que la vie prendra une consistance plus solide, rattachée au monde.
London donc, nouvelle étape après la rechute pour Renton, nouvelle étape de désintoxication, vie rangée dans une carrière d’agent immobilier avant d’être, comme toujours, irrémédiablement, rattrapé par ce qui lui sert de potes, amitiés particulières, une compagnie de cafards qui jouent sans pitié, sans condescendance et sans retenue dans la vie des autres. Les destructions intimes, les manipulations conscientes auxquelles tous se laissent aller par appétit personnel, sans jamais mesurer l’impact de leurs actes à l’échelle de leur clan.



I’m gonna change.



Trainspotting ne se termine pas vraiment. La narration se clôt ouverte.
Note d’espoir après la navigation névrosée dans les caniveaux, jusqu’au fond des chiottes.
Danny Boyle ne laisse aucune respiration possible à ses personnages. Trainspotting est



un train de merdes lancé à grande vitesse



sur les rails de leurs existences volatiles, enfumées. Promesses éphémères non tenues, l’amitié qui se bouffe pour ce qu’elle n’est pas, l’avidité exacerbée, c’est bien



un brûlot contre la drogue autant que contre le conformisme,



malgré ce final rangé, que l’auteur met en scène sur une bande-son aussi entraînante que mémorable. Là où nombreux sont les spectateurs qui s’arrêtent à l’aspect clipé de l’œuvre de l’écossais, j’admire la cohésion audiovisuelle d’un film sociétal extrême et underground. Je salue les délires schizophréniques qui disent le cul entre trop de chaises d’une jeunesse désemparée par les avenirs modelés d’une



trajectoire en manque d’horizons.



Et je me précipite pour, vingt ans après, enfin, retrouver ce clan d’âmes déglinguées.

Créée

le 1 mars 2017

Critique lue 375 fois

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