Un vrai plaisir de retrouver Hiroshi Teshigahara près de 10 ans après la rencontre avec La Femme des sables, à l'occasion de son premier long-métrage qui contient beaucoup de caractéristiques communes (et qu'il faudra compléter par le visionnage de Le Visage d'un autre). Plaisir cinéphile avant tout, par opposition avec le plaisir de visionnage qui n'a pas du tout été inexistant mais quand même quelque peu malmené par le caractère légèrement et volontairement obscur du fil narratif. J'ai quand même dû m'y reprendre à deux fois, quasiment coup sur coup, pour bien cerner tous les tenants et aboutissants du récit, car à l'opacité affirmée de la trame narrative se superpose une autre opacité, non-souhaitée, qui m'a à plusieurs reprises égaré sur le chemin au premier visionnage.


Teshigahara donne l'impression d'être un amateur du symbolique, et j'ai retrouvé cette lubie ici au travers d'une longue série de motifs marquants : la grenouille (pelée pour servir d'appât à la pêche), les fourmis (elles s'attaquent à la nourriture de la femme avant d'être noyée dans un récipient d'eau, sans doute le plus annonciateur des symboles même s'il ne dure que quelques secondes), l'œil qui observe à travers un trou dans un mur, la transpiration sur toutes les peaux, le corps de la femme et unique habitante des environs de la mine désaffectée où se dérouleront les principales péripéties... Tout cela concourt à la formation d'une atmosphère tranchante, très originale, renforcée par une musique très dissonante (presque parfaite pour envelopper les images de la ville-fantôme) et l'insertion de quelques images documentaires à caractère presque horrifique au tout début du film.


Ce qui donne l'impression que l'exploitation des mines au Japon tient une place particulière dans l'histoire du pays. Le 26 avril 1942, une explosion est survenue dans la mine de charbon de Liutang et tue 1 549 mineurs, plus du tiers des mineurs travaillant ce jour-là. De manière plus contemporaine au film, la mine de charbon de Miike fut aussi le théâtre d'événements dramatiques : de 1960 à 1962 la mine était engagée dans un conflit du travail qui divisait les travailleurs et avait entraîné des actions violentes visant à briser la grève, suivie en 1963 par l'explosion accidentelle où 458 personnes furent tuées (beaucoup par intoxication au monoxyde de carbone), et beaucoup des survivants empoisonnés ont subi de graves et permanentes lésions cérébrales. Autant dire que Le Traquenard s'inscrit dans une dynamique très particulière.


À la lumière de ces informations, plusieurs interprétations viennent à l'esprit quant aux agissements du fameux homme en blanc du film, qui entraînera l'affrontement de deux syndicats et qui se soldera par la mort des deux représentants. Mais plutôt que de se cantonner à une critique sociale (qui aurait été justifiée), Teshigahara superpose à cette chronique froidement réaliste une surcouche de fantastique via l'irruption d'une histoire de fantômes — toutes les personnes mortes se retrouvant errantes sur les lieux de leur mort, spectatrices passives de l'activité humaine. Leur impuissance à avoir une influence sur le monde des vivants, et notamment pour œuvrer à l'émergence de la vérité, constitue une puissance charge dramatique qui oriente le film en direction d'une tragédie très particulière, pleine de frustrations. Ce châtiment est abordé de manière très terre-à-terre, étonnamment. Le paysage désertique des terrains miniers et le village abandonné avoisinant nourrit une atmosphère presque suffocante sur fond de guerre de syndicats provoquée par une tierce partie.


Une phrase revient de manière récurrente de la part de personnages malveillants dont on peine à saisir l'appartenance et les motivations : "exactement comme prévu". De quoi alimenter la dimension noire, cruelle et ironique du sort de ces pauvres mineurs, isolés dans ces paysages de bout du monde d'exploitation industrielle et capitaliste, condamnés autant de leur vivant qu'après leur mort. Des créatures qui se débattent dans la boue, tout au plus, après être tombées dans le piège tendu. Pour finir ce voyage agréablement surréaliste, une très belle image est dédiée au gamin, témoin de tous les meurtres, tentant d'échapper au désespoir du monde absurde des adultes en courant loin de ce tableau désolé, les poches remplies de bonbons fraîchement volés.


https://www.je-mattarde.com/index.php?post/Le-Traquenard-de-Hiroshi-Teshigahara-1962

Créée

le 16 nov. 2023

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Morrinson

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