En ce qui me concerne, je traque la consolation comme le chasseur
traque le gibier.



Stieg Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, 1955.


En quelques lignes


Au Texas, un garde-frontière (Barry Jenkins) tue par erreur Melquiades Estrada (Julio Cedillo), vaquero mexicain. Son ami Pete Perkins (Tommy Lee Jones) décide de forcer son meurtrier à l’accompagner au Mexique pour l’y enterrer.


En un peu plus


Si le deuil consiste bien à « maintenir vivant comme objet perdu » celui ou celle que nous avons perdu, alors The Three Burials of Melquiades Estrada en constitue probablement l’interprétation la plus littérale et, ce faisant, la plus extrême. La radicalité du film de Tommy Lee Jones, en effet, réside surtout dans ce qu’il fait de la mort, dans ce qu’il fait d’un mort : Melquiades Estrada, l’ami vaquero flingué par erreur, puis corps sans vie, enterré et déterré ad nauseam, brinqueballé comme un bagage dans la sécheresse d’un désert interlope, oint de sel et gorgé d’essence pour en différer la décomposition, coiffé pour en garder la part humaine avant de retrouver enfin la paix d’une tombe, au bout du voyage, dans son pays natal. Western funéraire, Three Burials est donc peut-être avant tout la chambre d’écho d’une plainte déchirante, élégiaque, le récit d’une peine inconsolable et universelle : celle de devoir dire adieu à ses morts, de voir leur corps disparaitre inéluctablement, et avec lui sa cohorte de souvenirs. Une douleur si grande qu’un enterrement ne suffit pas ; il en faut trois, et ce pourrait être bien plus. Car le deuil, au-delà des cérémonies et rituels l’entourant, est un travail sisyphéen, sans cesse recommencé.


À cette représentation radicale de l’expérience de la perte, très puissante dans ce qu’elle brasse comme enjeux quasi-psychanalytiques, Tommy Lee Jones ajoute cependant une variable policière qui vient doubler le récit d’une réflexion sur la vengeance, la justice et le pardon. Melquiades Estrada, jeune vaquero mexicain ayant émigré illégalement dans un Texas miné par son incapacité à mener une politique migratoire humaine, est tué par un garde-frontière dans le cadre d’une bavure qui sera ensuite soigneusement dissimulée par les autorités, dans un silence profondément complice. Il n’en faut pas plus à Pete, l’ami endeuillé, pour entamer une quête destinée à la fois à compenser les béances de la police et à punir l’auteur du crime en le forçant, après l’avoir séquestré, à l’accompagner pour enterrer sa victime.


Dans le paradoxe qui se dessine, celui d’un homme épris de justice choisissant de se mettre au ban de celle-ci pour obtenir réparation – pour son ami, mais aussi pour lui – le voyage vers l’enterrement terminal prend donc presque des airs d’ordalie. Frappé, attaché, soumis aux affres de la soif, du soleil et de la pierraille, obligé de coucher auprès d’un corps en décomposition, le coupable est violemment mis à l’épreuve par un cowboy autoproclamé juge, quasi-médiéval dans sa façon d’extorquer le repentir de la bouche de l’accusé. À lire ceci, on voit bien que l’on se retrouve au cœur de l’un des poncifs du western, celui du justicier solitaire et de la loi du talion qui semble souvent gouverner ses actes. L’intelligence du film de Tommy Lee Jones, cependant, réside dans sa façon de briser la binarité du motif en faisant toujours plus affleurer ce qui compte vraiment : l’interrogation métaphysique de l’être humain face à la mort, mais aussi celle des conditions du pardon.


Quête vers un dernier sanctuaire, film ponctué de bruit et de fureur, voyage écrasé par la lumière d’août du désert texan, The Three Burials of Melquiades Estrada est un western crépusculaire, traversé d’anti-héros chasseurs de consolation pour qui la conquête de l’ouest cède sa place à la conquête de soi, de ses pulsions, de ses errances. Pas étonnant dès lors qu’il soit une adaptation libre de Tandis que j’agonise de William Faulkner, écrivain par excellence du Sud américain et des traumatismes intimes.


Et en quelques images...


Bande-annonce alternative.

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Créée

le 24 nov. 2021

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