Trois Saisons
6.8
Trois Saisons

Film de Tony Bui (1999)

"Trois saisons" : en découvrant par hasard ce titre, je fus irrésistiblement pris d'envie d'en savoir plus sur ce film. Une certaine modestie, ou une certaine forme de discrétion, comme si, déjà, l'œuvre se voulait un peu pudique, et sur un ton mineur, me touchait dans ce "trois". Trois saisons, plutôt que quatre, c'était déjà faire sonner plus doucement le sens, avais-je l'impression. C'est ce que le film, maintenant que je viens de le voir, réussit en effet avec une étonnante tranquillité, et avec cette sorte de générosité ou d'amour pour la beauté des petites choses qu'on retrouve chez certains réalisateurs asiatiques (le réalisateur, ici, est américain d'origine vietnamienne). Etait-il possible de filmer la pauvreté et la vie quotidienne vietnamiennes aussi calmement, en évitant aussi systématiquement l'apitoiement ou le message en filigrane ?
L'un des grands mérites, peut-être, de Trois saisons est justement de ne pas être à la frontière du documentaire. A vrai dire, le réalisateur tisse ici des images à mi-chemin du conte ou de la fable et de la peinture réaliste. Les deux tendances se marient avec beaucoup de délicatesse envers la réalité quotidienne, et c'est ce qui me touche profondément. Jamais l'histoire, réduite à peu de chose mais qui prend parfois les dimensions d'un conte populaire, empreint d'un certain lyrisme, ne vient trahir - du moins en a-t-on l'impression - l'état actuel du Vietnam. De même, jamais l'esthétique, si présente, au risque de l'artifice, et cependant si discrète (nous sommes assez loin, ici, de l'envahissement de l'esthétique telle qu'on la retrouve parfois chez Wong Kar-wai, quoique Trois saisons entretiennent certaines ressemblances évidentes : effleurement des corps et délicatesse du toucher ; raffinement, maquillage mais sauvagerie de la femme aimée ; intensité des temps faibles ou mineurs ; un certain éloge du monde sensible, à condition d'y apporter un regard cordial ou généreux, qui passe par l'esthétique), bref, jamais l'esthétique, pourtant, ne vient ici sublimer ou transformer, en la grossissant, en l'enjolivant, la réalité. Encore une fois, l'une des beautés inestimables du film est de filmer à mi-voix la réalité si triste mais aussi si belle du Vietnam.
Dans Trois saisons, quatre histoires s'entremêlent sans jamais se mélanger tout à fait. On dirait un beau recueil de courtes nouvelles populaires, où le respect des petites gens et l'attention portée au vécu ne diminuent pas cette sorte de magie, de fantaisie d'invention propre au conte, qui permet à l'auteur de créer sans mentir, de tourner le regard du lecteur (du spectateur) sans masquer quoi que ce soit, de rechercher des accords harmonieux et paisibles sans ignorer la dureté du quotidien. Ou, pour le dire autrement, de sourire et d'aimer, mais sans jamais donner matière à un véritable espoir ou à une véritable solution.
Parmi ces histoires, dont aucune n'est vraiment en-dessous des autres, celle du conducteur de pousse-pousse amoureux d'une prostituée m'a beaucoup touché. Sans doute parce qu'il s'agit là, en quelque façon, d'une sorte de fantasme masculin : être épris d'une prostituée, et rêver de lui offrir une nuit pleine de pudeur, de délicatesse et de respect ; porter sur elle le regard d'un autre type d'homme. Je ne sais jusqu'où vont les racines de ce fantasme, ni s'il est tout à fait courant ou universel, mais la dévotion et l'amour du conducteur pour cette femme arrachent de très vives émotions. Quelques scènes plus appuyées, et le film tombait dans la romance, ce qu'heureusement il évite à chaque fois.
Me revient en tête cette phrase prononcée par la prostituée : "Ne me fais pas ressentir ce dont je suis incapable". Je ne sais pas si la traduction en sous-titre est fidèle à la phrase originale, mais ces mots ont un charme ambigu très touchant : on s'attendrait en effet à entendre de sa part "ne cherche pas à me faire ressentir" (ce qui signalerait alors explicitement l'impossibilité : "ne cherche pas, ce n'est pas possible"), alors qu'ici la phrase dénote déjà une légère défaite, une très discrète capitulation, et quelque chose comme une supplication, une demande, une prière : "je t'en prie, ne me fais pas ressentir ce dont je suis incapable" (ce dont elle est donc tout à fait capable, mais qui lui est bien plutôt interdit...).
Ce film à mi-voix, dont le risque est bien entendu, comme pour beaucoup, la lenteur et une certaine forme de fadeur, est donc immensément touchant précisément par la délicate et sobre émotion qu'il distille, par la bonté et le souci de vérité qui s'en dégage, à petit pas jamais trop lents ni trop bavards. A ajouter à la catégorie des "petites perles" qui ne doivent pas être oubliées.
Nody
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le 24 déc. 2011

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