Les contempteurs du cinéma français pourront d’emblée passer leur chemin : après le plutôt conventionnel Roubaix, une lumière, Desplechin revient à ses sujets de prédilection, pour un torrent verbal sur le couple, la fidélité, les obsessions et la mort, le tout sous la houlette de Philip Roth, dont il adapte le texte. Le film, annoncé comme « dirigé par Arnaud Desplechin », n’en sera pas pour autant une transposition au grand écran : dès son ouverture, la dimension littéraire de l’œuvre est préservée, que ce soit par un jeu sur le décor (qui ressemble par instant à celui d’une scène de théâtre) et la mise en place d’un dispositif où le dialogue centralise toute la dramaturgie. C’est par la voix la maitresse (Léa Seydoux, qui malgré des tics reconnaissables, se love parfaitement dans l’exercice de style) que la pièce prend vie, décrite à voix haute et les yeux fermés, conduisant les mouvements d’appareil sur l’espace. C’est par ses confidences, son souffle et ses saillies que se conditionnera l’inspiration de l’écrivain Philip, incarné par un Denis Podalydès qu’on n’avait jamais vu si beau et magnétique.


La facture fictionnelle s’exhibe donc dès le départ, pour un film chapitré, qui s’autorisera avec une superbe fluidité des récits secondaires, des villes étrangères, un détour par l’espionnage et la paranoïa, comme pour renouer avec La Sentinelle, et le portrait fugace d’autres maitresses : le bureau de l’auteur est un territoire de surgissements, où le sexe alterne avec le verbe, où l’on rédige des questionnaires et des notices biographiques, et où l’art déguise chaque geste, par le raffinement d’une fermeture à l’iris (un tic cher au réalisateur) ou le jeu sur les écarts, les deux comédiens français incarnant, dans leur langue, un américain et une anglaise.


Tout cela pourrait donc s’apparenter à un jeu dont l’écrivain serait le maitre, transformant par son intelligence retorse de plaisantes sessions adultérines en terreau littéraire. C’est sans compter sur le répondant de la muse, qui sait modérer les facilités patriarcales et machistes de son partenaire : « Quand je t’ai connue tu étais mure, prête à cueillir. » lui dit-il, avant qu’elle ne lui réponde : « Non, j’étais parterre en train de pourrir. » Son portrait, et celui des autres femmes compose une galerie d’êtres fragiles et souvent bouleversants (Emmanuelle Devos sur son lit d’hôpital, Rebecca Marder en proie à l’aliénation) dont il a probablement exploité les failles pour en faire la matière de sa fiction. Son portrait s’enrichit ainsi d’une ambivalence profonde. Si on le voit vibrer de désir ou plutôt ouvert à l’autodérision (dans les passages sur son obsession pour l’antisémitisme, notamment), on perçoit aussi dans son regard avide un vampirisme irrépressible. Lorsqu’il confie à sa partenaire qu’elle devrait être l’auteur de ce qui surgira de leurs dialogues, elle lui répond : « Je sais ce qui m’attend. Tu n’as pas de scrupules. ». Cette réflexion sur la part humaine et déraisonnable du créateur trouve un écho assez fertile dans une séquence fantasmatique de procès : bien que située en 1987, l’action prend de forts accents de l’ère #metoo lorsqu’on interroge l’auteur sur sa haine des femmes, traitée ici par un rire féroce qui accentue son enfermement égocentrique.


Les coups de griffes portées à son buste sont pourtant nombreux : la lucidité d’une maitresse qui lui tient tête, le ridicule de certaines de ses phrases relues par son épouse qui se moque de son invention d’« audiophilie » pour expliquer son plaisir à écouter sa muse, les effets de sa cruauté sur les femmes abandonnées viennent ainsi nourrir un portrait à charge. Desplechin ne basculera évidemment jamais dans le renversement total, préférant rester sur le fil en auscultant la complexité vénéneuse des relations. Cette fascination pour la folie, par exemple, dans la brève scène de l’étudiante, renvoie ainsi aux territoires mouvants de Rois et Reine, dont les développements ont mis à mal l’auteur et l’homme Desplechin, attaqué par son ancienne compagne Marianne Denicourt qui l’accusa d’avoir exploité sa vie privée pour en faire la matière de son récit.


Au-delà des jeux de séduction et de la nécessaire émancipation d’une amante, Tromperie traque aussi la grande obsession de Roth pour la mort. Que ce soit dans le questionnement de l’auteur à sa compagne sur ce qu’elle dirait de lui à son biographe après sa disparition, la progression sournoise de la maladie d’une de ses conquêtes ou la lutte continue pour la préservation par le verbe, la fin de toute chose ouvre, rode et clôt les échanges. Car si la dissertation éloquente s’enrichit des délices de la chair, c’est aussi pour conjurer à quel point celle-ci est périssable.


(8.5/10)

Sergent_Pepper
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le 29 déc. 2021

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