Aussi changeant que les ciels du bord de mer, sur les terres du Nord, Arnaud Desplechin peut tout autant nous ravir et nous transporter, avec son nouveau et dernier film, « Tromperie », qu’il nous avait déçus et parfois même presque fâchés avec son précédent, « Roubaix, une lumière » (2019). Adaptant, secondé par Julie Peyr, le roman « Deception » (1990, 1994 pour la traduction française) de Philip Roth, il confie le rôle de l’écrivain-protagoniste à l’acteur Denis Podalydès, lui-même également auteur, un cumul qui permet très certainement que, pour une fois, ce statut de créateur apparaisse comme crédible. Aminci, le sourcil légèrement noirci, Podalydès renforce son capital séduction, face à une Léa Seydoux, qui apparaît comme un double de Mélanie Thierry dans « La Douleur » (2018), d’Emmanuel Finkiel, où celle-ci incarnait Marguerite Duras. Même maintien, mêmes mimiques, même style vestimentaire, classique mais souple et élégant, par-delà le changement des modes ; même personnage éminemment littéraire…
La blonde Léa, cheveux courts, campe l’amante anglaise qui aurait souvent rejoint le grand Philip dans son bureau-garçonnière, durant son exil londonien. La joute des corps est souvent remplacée par celle des mots, les jeux érotiques par les jeux langagiers, les manœuvres de séduction jouent autant de l’attraction physique que des circonvolutions de la parole et des mises en scène entourant l’écriture. Un trait qui vaut sans doute au film le seul reproche qui lui soit parfois adressé, reproche selon lequel celui-ci serait « bavard ». Certes. Mais il est malvenu de reprocher à un écrivain son amour, voire son fétichisme des mots, tout comme de s’étonner qu’une complicité puisse précisément s’installer avec les êtres qui se laisseraient happer dans cet attrait-là.
De plus, force est de rendre grâce à ce qui soutient notre attention aux mots, à savoir la beauté des plans, servis par la photographie très subtile et sensible de Yorick Le Saux, les décors harmonieusement nuancés de Toma Baqueni et l’élégance des costumes de Jürgen Doering. Preuve à la fois de l’efficience de ces composants et de l’implication des deux protagonistes principaux, chacun a quitté le tournage en en emportant un morceau : Léa Seydoux a racheté certains de ses costumes et Denis Podalydès a acquis quelques éléments de ce bureau pour en meubler la pièce de travail, dans sa propre maison de campagne !
Quelques autres figures féminines croisent évidemment la trajectoire du grand séducteur, mais de façon plus satellitaire, en tant qu’anciennes conquêtes, anciens amours, anciens possibles : Emmanuelle Devos se meurt héroïquement d’un cancer, Rebecca Marder livre son parcours psychique difficile, Madalina Constantin évoque son exil et sa fuite périlleuse de son pays. Ces dialogues renoués offrent surtout à Denis Podalydès devenu Roth l’occasion de montrer sa formidable capacité d’écoute, sa gourmandise du monde et des expériences humaines.
Ces diverses rencontres, toutes essentiellement fondées sur la parole et ses séductions, aboutissent à trois scènes terminales d’une grande force, qui lestent le film et dégagent tout son questionnement, toute sa portée, tout son sens : une scène de procès profondément jubilatoire, dans laquelle, face à une cour et des spectateurs exclusivement féminins, le Don Juan sommé de rendre des comptes opère un virage kamikaze désopilant face à une Procureure (Saadia Bentaïeb) totalement désemparée. Suit une scène de ménage d’une intensité folle, opposant l’infidèle à son épouse blessée, magnifiquement incarnée par Anouk Grinberg. S’affiche alors le mensonge dans toute sa splendeur. Mais où est le faux : lorsque le mari aux abois soutient à sa femme que l’amante anglaise est un être purement imaginaire ? Lorsqu’il lui hurle le besoin qu’il a de se mettre en cause, en danger, et de s’exposer lui-même ? Enfin une scène qui peut valoir comme épilogue, retrouvailles apaisées après la tempête, et au cours de laquelle peut s’avouer l’authenticité de ce qui a été éprouvé, partagé…
À son terme, cette nouvelle réalisation d’Arnaud Desplechin nous abandonne à une bourrasque de questions, plus stimulantes que les embastillements de certitudes, autour de tout ce qui fait la force et la complexité des liens humains. Et tout d’abord, pour revenir au titre tout en le détournant, un peu par le même mouvement que le passionnant roman d’Irvin D. Yalom, « Mensonges sur le divan » (1996) : la « tromperie » est-elle possible ? Chacun, au bout du compte, ne connaît-il pas le vrai de ce qu’il a vécu ? Enfin l’écriture : l’écrivain n’écrit-il que pour fixer ce qu’il a vécu ou ne vit-il que pour alimenter son écriture ? Ou encore, ce questionnement ne partagerait-il pas deux familles d’écrivains ? On sait gré au réalisateur de nous avoir lancés dans tant de pistes de réflexion, autour de questionnements qui promettent de rester longtemps vivants.