Introduction :


Dix ans après Apocalypto et une longue traversée du désert, Mel Gibson revient en 2016 avec le film de guerre Tu ne tueras point, contant l’histoire vraie d’un objecteur de conscience ayant sauvé près de quatre-vingt de ses compagnons d’arme lors de la bataille d’Okinawa. Présenté à la Mostra de Venise, le film est un triomphe et marque la résurrection d’un des plus grands cinéastes de son temps.

Analyse :


S’il y a bien une notion qui revient incessamment dans la bouche des détracteurs de notre messie cinématographique, c’est bien "la complaisance dans la violence". Et Tu ne tueras point n’échappe pas à la règle, se voyant lui aussi affublé de cette étiquette passe partout. Derrière ce terme, qui fit irruption dans la bouche des critiques au lendemain du sublime mais non moins sanglant La Passion du Christ, c’est bien la manière dont Gibson filme cette violence qui dérange : jamais désavouée mais jamais excusée non plus, esthétisée mais jamais réellement soutenable… Ceux qui ne se trouvent happés instinctivement voir viscéralement par ce parti-pris ou à qui la démarche très personnelle de Gibson échappe restent indubitablement sur le carreau, à la fois ébahis devant des plans virtuoses et superbement composés, surpris par des scènes de pur cinéma de genre à la limite du grand-guignol, et rebutés par la violence crue et frontale qu’ils exhibent. Il est vrai que le genre du film de guerre ne nous avait jamais habitué à cela, d’autant plus ces vingt dernières années durant lesquelles le genre et en particulier la mise en image de la guerre commençait à sacrément ronronner.

Contextualisations : En 1998 sort le film de guerre le plus influent de la fin du XXe siècle : Il faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg. Sa séquence de débarquement est devenue si culte qu’elle finit même, dans nos esprits, par supplanter les véritables clichés et films du 6 juin 1944. Réalisme quasi documentaire, caméra portée pour plus d’immersion et de réalisme, photo désaturée, sound design ultra réaliste et omniprésent, les gerbes d’eau, de sable et de sang montent dans le ciel gris de Normandie, cadavres et corps mutilés se multiplient, la peur, l’urgence, le chaos… la guerre, aussi réelle du moins que peut faire le cinéma. Le long-métrage fait école et très vite les films et séries sur la période s’enchaînent : Band of Brothers, Stalingrad, Mémoires de nos pères, Lettres d’Iwo Jima, Fury… Autant de films et séries qui réutilisent ad nauseam les nouveaux canons esthétiques du genre, imposés donc par le film de Spielberg. Une esthétique jamais remise en cause que notre inconscient a fini par associer à ce type de films. Ce qu’il faut bien comprendre c’est que chez Spielberg, la violence est tributaire de la manière plus que concernée dont ce dernier se positionne par rapport à l’histoire qu’il raconte. Chacun de ses films historiques (Amistad, La Liste de Schindler, Il faut sauver le soldat Ryan, Lincoln…) est empreint d’une solennité et d’un respect qui trahit la véritable fonction de ces films : être des objets de mémoire, à tel point que le réalisateur en est devenu, dans l'inconscient populaire, LE cinéaste des victimes de l’Histoire. La violence est ici réaliste, froide, écœurante, documentaire et ouvertement dénonciatrice. Point d’effets de style ni de licences poétiques dans Il faut sauver le soldat Ryan, cela serait bien trop indécent et irrespectueux. Cela reviendrait à spectaculariser l’horreur, à la rendre potentiellement jouissive. Hérésie ! Ici, c’est donc la guerre comme si on y était, c’est brillamment mis en scène, mais réaliste, solennel, respectueux, sonnez les trompettes, hissez la bannière étoilée, nous rendons hommage à nos morts. Ce poids et cette conscience de l’Histoire qui pousse Spielberg à plonger dans la violence ultra-réaliste du Soldat Ryan et à dissimuler les chambres à gaz de La Liste de Schindler justifie une esthétique au fond assez consensuelle (peut-être pas à la sortie du film de Spielberg mais qui a inévitablement fini par le devenir au fil du temps au vue de la systématicité avec laquelle elle a été utilisée) car mettant tout le monde d’accord : la guerre c’est moche, la guerre c’est mal. C’est donc dans cette étouffante solution chloroformique de solennité mémorielle que débarque en 2016 Tu ne tueras point, cinquième film d’un paria d’Hollywood au style bien trop baroque pour se conformer à l'esthétique poussiéreuse dans laquelle le genre baigne depuis près de vingt ans. En effet, contrairement à Spielberg, le réalisateur de La Passion du Christ n’hésite pas à mettre de l’emphase sur la souffrance, sur les corps enflammés, mutilés, à grands renforts de ralentis esthétisés et de mouvements de caméra aussi immersifs que virtuoses. Gibson filme le chaos sans pour autant tomber dans une solennité pompeuse en s’autorisant maints effets de style et licences poétiques. Et s’il réinvestit tout naturellement certaines idées du film de Spielberg, il pioche aussi allègrement chez Sam Peckinpah et ses Croix de Fer, plus étonnamment (quoique) dans Ran d’Akira Kurosawa, et surtout dans Windtalkers de John Woo. Ce dernier semble en effet constituer la principale influence de Gibson au vue de certaines idées de pur cinéma de genre qu’il s’autorise. Tu ne tueras point nous offre à ce titre trois séquences de batailles glissant au fur et mesure vers davantage d’esthétisation. Si la première rappelle beaucoup Spielberg (en plus virtuose, jouissif et violent malgré tout), la dernière se rapproche plus franchement de Ran ou Windtalkers. A la différence du film culte de Spielberg, Gibson ne dénonce pas ouvertement la guerre, mais nous replace dans une époque où celle-ci semblait nécessaire dans les esprits et en laquelle les jeunes américains croyaient (le film met ainsi l’accent sur l’engagement volontaire des jeunes américains). Parce qu’il ne se pose aucune limite, qu’il s’autorise à faire du cinéma, Gibson nous sort de notre zone de confort et créé sensation bien plus perturbante encore que la vision des horreurs d’une guerre ouvertement dénoncée en nous tiraillant constamment entre jouissance (celle du fan de cinéma de genre admirant sans bouder son plaisir les folies purement cinématographiques que s’autorise le cinéaste) et dégoût (devant une telle accumulation de violence et de viande). Par ce biais, Gibson interroge notre rapport à la violence tout en mettant à l’épreuve nos repères moraux et idéologiques. Ce tiraillement, qui irrigue le cinéma de Mel Gibson, est applicable à l’ensemble de Tu ne tueras point. Gibson prend ainsi un plaisir certain à parsemer son film d’une violence larvée, et ce dès sa première partie, pourtant volontiers qualifiée de niaise par certains. Au-delà de sa thématique récurrente de l’Eden perdu, Mad Mel met en avant la violence du quotidien et exprime de la plus puissante des façons de quelle manière la guerre pénètre et impacte cet Eden, comment elle déchaîne les passions humaines et répand sa violence au-delà du théâtre d’opération. Plus le film et son héros se rapprochent de la guerre, plus la violence devient évidente, récurrente et quotidienne, jusqu’au déchaînement ultime de rage, de haine et de souffrance que constitue le champ de bataille. Cette première partie, décidément bien plus complexe qu’elle n’y paraît, pousse à questionner une fois encore notre rapport à la violence et la place qu’elle tient dans nos vies. Passant de la niaiserie à la violence voir l’horreur en l’espace d’un cut, Gibson nous tiraille autant qu’il semble être lui-même tiraillé, étendant de ce fait ce tiraillement à l’humanité toute entière.

Mel Gibson oblige, Tu ne tueras point est également et avant tout un film sur la foi. Et malgré ce que pourront en dire les nombreux ennemis de son cinéma, Gibson ne présente pas la foi comme LE moyen pour contrer la violence du monde, au contraire, le cinéaste assume cette violence, ne l’excuse mais ne l'incrimine jamais car étant consubstantielle à l’homme. Il est d’ailleurs évocateur que Desmond Doss soit le seul personnage principal qui, dans l’histoire récente du genre, comprend et approuve la guerre à laquelle il participe, sans jamais la juger comme une œuvre barbare. Desmond est volontaire comme tous ses camarades car il croit à la nécessité et au bien fondé de cette guerre. C’est entre autres en cela que le film nous apparaît comme anachronique car il nous force à embrasser le point de vue, plus ou moins difficile, de son protagoniste. Il nous replonge sans concession dans une époque où, en effet, la guerre était nécessaire et où partir combattre était le désir de tout jeune américain. Gibson ne juge pas là non plus son personnage, ses décisions, il nous les présente factuellement, comme un témoignage d’une époque et d’une mentalité drastiquement différentes des nôtres. Et si certains moralisateurs de la critique pourront justement reprochés à Desmond le paradoxe consistant en une approbation de la guerre tout en brandissant l’étendard du commandement : "Tu ne tueras point" afin de justifier son désir de ne pas tuer ni même de toucher une arme, il faut bien comprendre que l’Ancien Testament parle très clairement du fait guerrier en ces termes : "S’il est possible, dans la mesure où cela dépend de vous, soyez en paix avec tout le monde." (Romains 12.18). "Il y a un temps pour aimer et un temps pour détester, un temps pour la guerre et un temps pour la paix." (Ecclésiaste 3.8). Dans l’Ancien Testament donc, le recours à la guerre est envisageable, mais à trois conditions seulement : préserver la liberté, protéger les personnes innocentes et arrêter l’expansion du mal. Sur ce, Jésus complète l’Ancien Testament avec des commandements nouveaux (Ex: "Aimez-vous les uns les autres", "Aimez vos ennemis", "Qui vit par l’épée périra par l’épée"…). Mais voilà, quel plus grand déchirement pour l’homme de foi que de devoir concilier l’idéal de vie et d’amour que constitue la parole du Christ, avec la réalité du monde (imparfait) des hommes. Tout ce qu’il peut faire c’est donc de composer au mieux, consciencieusement, avec la réalité, "S’il est possible, dans la mesure où cela dépend de vous". C’est ce que Desmond a fait, ou du moins tenté de faire, au mieux : combattre le mal, faire la guerre, tout en ne tuant point et en sauvant des vies, répandant de ce fait un peu de l'amour que le Christ nous a légué. La foi apparaît ainsi non pas comme le moyen de parer à la barbarie de l’homme mais comme le meilleur moyen pour lui permettre de se transcender et de se dépasser dans ce monde de désolation. En cela, le champ de bataille s’apparente à un modèle réduit d’un monde des hommes aux allures d’enfer de Dante, un monde dans lequel, sans foi, l’homme se voit voué à déambuler, sans but ni idéal, sans force ni espoir. Précisons qu’il n’est pas forcément question de foi religieuse mais de la foi au sens large. Ainsi, lors du dernier assaut, la foi des compagnons de Desmond ne va pas tant à Dieu qu’à Desmond lui-même. C’est en cet homme davantage qu’en son Dieu que les soldats puisent la force de lancer un énième assaut, l’espoir et la motivation. En cela, le parcours de Desmond qui vit sa Passion, souffre et rallie des apôtres, est éminemment christique. Car au fond, qu’est ce que Tu ne tueras point si ce n’est une transposition de La Passion du Christ dans le contexte de la guerre du Pacifique. Ici, Jésus fait place à Desmond Doss, le Golgotha devient la falaise d’hacksaw, l’état major de l’armée américaine remplace les prêtres du Sanhédrin… Ainsi, avec son héros humain, trop humain, croyant, sa première partie (faussement) légère, ses scènes de guerre ultra violentes et esthétisées dont la violence n’est jamais mise en accusation, Tu ne tueras point apparaît comme un objet des plus anachroniques dans le paysage cinématographique actuel.

Enfin, le film brille également par son redoutable sens du rythme. Qu'il s'agisse de sa première moitié dans le quotidien de Desmond ou sa seconde sur le champ de bataille, Tu ne tueras point fait montre d'une chirurgicale précision dans le montage lui permettant de ne jamais connaître de temps morts, sans pour autant sacrifier le développement des personnages, de l'action ou le parcours spirituel et quotidien du héros. C'est diablement précis et c'est une des grandes forces du long-métrage.

Conclusion :


Ainsi, voilà sans doute pourquoi Tu ne tueras point a à ce point marqué les esprits et séduit, tant le public que la critique, à sa sortie : en plus de ressusciter un certain classicisme hollywoodien, d’assumer un anachronisme et un premier degré salvateurs et de brillamment et puissamment disserter sur la place qu’occupent la violence et la foi dans nos vies, un cinéaste occidental s'autorise à ne plus traiter la guerre avec les gants blancs et la mine concernée, trop concernée, le tout sur une sonnerie aux morts ponctuée de coups de canons. S'inspirant entre autres du cinéma asiatique (John Woo, Akira Kurosawa) et utilisant pleinement les possibilités du tournage en numérique, Gibson libère le genre du film de guerre de son étouffant corset solennel pour nous offrir (comme toujours) des séquences d'une virtuosité, d'une violence, d'une beauté et malgré tout d'un réalisme saisissant. Le respect des soldats, le devoir de mémoire, le pamphlet anti-guerre… Tout est là, le ciné décomplexé à 200% en plus.

Mel Gibson ressuscite aux yeux de l'industrie et de la critique en réaffirmant haut et fort ses valeurs et la singularité de son cinéma, celles-là mêmes qui avaient amorcé sa descente aux enfers au moment de La Passion du Christ. Juste retour des choses.

Antonin-L
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le 6 nov. 2023

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Antonin-L

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