Après l’accident de Dune en 1984, Lynch enchaîne sur Blue Velvet et Sailor & Lula qui lui apportent succès et reconnaissance des instances de légitimation. En 1990 le cinéaste se lance dans la série Twin Peaks, créée avec Mark Frost et dont il tourne plusieurs épisodes. Ce programme révolutionne le petit écran et devient rapidement culte, malgré une fin précoce et une saison 2 aléatoire. Lynch cherche alors des garanties et l’autonomie, pour éviter de se retrouver dans une situation humiliante comme ce fut le cas avec Dune. Il s’engage alors à réaliser trois films pour un producteur français et n’aura désormais plus à batailler.
S’ouvre alors une nouvelle période, marquée par une radicalisation stylistique, jusqu’au délire total de Inland Empire qui sera son dernier film pour longtemps. Le scepticisme s’étend alors jusque chez les fans les plus téméraires de Lynch. Quatorze ans avant cette rupture, Lynch traumatisait déjà, en plus du public général, une large part de ses adeptes avec Twin Peaks Fire Walk With Me. Récit des sept derniers jours de Laura Palmer, l’adaptation de la série Twin Peaks arrive comme un complément censé délivrer les clés ultimes de son histoire. Promesse tenue, pour autant le film se distingue largement de la série, bien trop sans doute.
La série était extraordinairement déroutante mais traçait des repères, puis conservait une dimension soap, certes contrariée et finalement annihilée. Le film verse dans l’expérimental le plus violent. Il a été assassiné par les critiques de l’époque, abondamment lynché, tenu pour une sortie de piste vulgaire et odieuse. Malgré la virtuosité technique du film (musique de Badalamenti et sons par Lynch lui-même, montage halluciné de Mary Sweeney), c’est tout à fait compréhensible compte tenu de son originalité et son insolence. Fire Walk with Me est un spectacle d’une fougue et d’une jeunesse incroyables, déniant avec forces toutes les limites, corrompant les formes traditionnelles, ne tenant que les engagements que lui dictent ses instincts canalisés. Lynch se permet tout à l’intérieur de son système ; il apporte les précisions nécessaires quand il en a envie et joint à ses symboles quelques énigmes ludiques.
Il y a donc des bizarreries totales, de ces choses à la limite du ridicule et de l’absurde comme la femme en rouge ; puis voilà celle-ci analysée de la manière la plus concrète qui soit. Lynch ne se justifie pas pour tenir la main du spectateur mais bien pour renforcer les connexions entre ses sources d’inspiration ou d’intérêt (psychanalyse, religion, productions et codes culturels divers). Le début du film a un côté pittoresque, jazzy, admet un leitmotiv raisonnable même si le cadre est déjà tourmenté. Cette intro d’une demie-heure n’est pas parfaite, mais impressionnante et révèle le côté bucolique de Lynch. C’est déjà trop brutal, on dirait une boucle de sketches dans le monde du Festin Nu de Cronenberg. Puis go to Twin Peaks. Générique de la série, avec le fameux plan de l’entrée de la ville. Laura entre (Sheryl Lee, parfaite), le film devient fabuleux, avec cette espèce d’immaturité sublimée et de complétude ahurissante, il reste 1h38.
Le spectacle relève souvent de la fantaisie pure tout en embrassant le trivial sans la moindre gêne. Tout est excès mais le résultat est bien d’une justesse, en tout cas d’une puissance nette et absolue. Les processus lynchéens sont peut-être irrationnels, mais la cohérence dans son univers est totale. Tout a du sens parce que son inspiration irradie ; il ne va pas chercher des idées WTF qu’il lancerait sans trop savoir, il est en roue libre à partir et à destination d’une logique obscure (contrairement à Gilliam, dans les effusions s’ajoute au manque). Twin Peaks le film est une sorte de trip dantesque, comparable à Tueurs Nés par son ampleur, mais c’est aussi un objet apportant des réponses aux béances de la série. Du mystère épais, l’univers Twin Peaks passe à l’explicite indicible. Il y avait toujours une espèce de sérénité dans la série, laquelle naviguait entre le mélo, l’angoisse et la comédie étrange, avec son propre ton improbable et contradictoire, visionnaire et pourtant à la limite du désuet. Fire Walk est une tornade incandescente.
Il y a des expérimentations improbables ou vieillies, mais ces essais valent le coup. Certains détails peuvent donc être faciles à dénigrer voir tourner en dérision, pris à part et considérés avec a-priori. Toutefois même envisagés avec froideur, ils retiennent l’attention plus qu’ils n’inspirent la critique, notamment car leur valeur n’est pas intellectuelle. Lynch est au-delà du jugement, il crée un ordre cosmique balancé par les passions, avec une cohorte de totems visuels et de slogans sonores. Le traitement de la violence et de la sexualité est plus direct que jamais dans son œuvre. La mainmise du monde onirique et pulsionnel de ses patients sur la réalité est ouverte au même degré que sur Lost Highway ou Eraserhead, avec la fureur qu’eux ménageaient sans être totalement dominés par l’ivresse.
Proche du ‘clip’ multifacettes de deux heures, Fire Walk With me est sauvage et éthéré, fou mais maniéré. La libération du cerveau droit prônée dans Subconscious Cruelty n’avait pas les honneurs d’une direction par un démiurge, ni son courage consistant à emballer et relier à la réalité la plus palpable. Dans ce conte noir, les parcelles les plus bénignes de la réalité empirique sont rattrapées par les fantasmes qu’elles couvrent : c’est littéralement le monde d’une lolita insecure, sensible et machiavélique, se déployant sous nos yeux, de son ridicule jusqu’à ses sommets. Le plongeon opéré sur Blue Velvet était externe à ce feu de l’esprit, le film marquait l’approche et l’insertion dans ce monde sous les apparences : ici nous sommes déjà de l’autre côté et c’est Laura le prédateur, la victime, l’architecte inconscient et le cobaye.
David Lynch : http://www.senscritique.com/top/Les_meilleurs_films_de_David_Lynch/598378
Autres films :
http://www.senscritique.com/film/Subconcious_Cruelty/critique/25763028