Note : spoiler MAJEUR dans cette critique, à ne SURTOUT PAS lire si vous n'avez pas vu la série, qu'il faut impérativement découvrir AVANT le film (quoi qu'on vous en dise).
Nous sommes au début des années 90. La période faste post révolution HBO est encore très - très - loin des radars. Le public américain, pas vraiment préparé à cela, voit débarquer sur son petit écran bien morne une série un peu bizarre, mélange étrange de soap et d'enquête policière, d'ésotérisme et de comédie, un bal atypique où se côtoient le cadavre d'une lycéenne nymphomane accroc à la cocaïne, un agent du FBI fétichiste qui rêve de nains dansants à l'envers, une vieille timbrée conversant avec sa bûche ou encore un adjoint de police pleurnichard. Une population de personnages déviants, attachants et perturbés, qui ont tous pour point commun de vivre dans la petite ville de Twin Peaks, allégorie d'une société américain elle-même plus tout à fait équilibrée.
Pour des millions de téléspectateurs, ce nom va rapidement devenir synonyme de complots machiavéliques, de romances outrageusement guimauves, de mélo hystérique, de mystères ultra-flippants, de coups tordus et d'étrangetés télévisuelles, qui feront le plus grand bonheur des couch potatoes et des discussions autour de la machine à café - ou de la fontaine à eau.
Fin 1991 : après que le network ABC ait sciemment tué dans l'oeuf sa poule aux oeufs d'or en décalant la programmation de la série, David Lynch et Mark Frost offrent un enterrement de première classe à l'une des séries télé les plus culottées de l'histoire de la télévision, donnant au spectateur à vivre un finale hallucinatatoire et tout à fait traumatisant qui clôt l'affaire de manière brutale, tout en laissant la porte ouverte à une éventuelle suite. Elle n'aura évidemment jamais lieu, en tout cas sur le petit écran. [Edit : critique évidemment écrite avant l'annonce par Showtime d'une nouvelle saison pour 2017]
Les fans doivent bien se rendre à l'évidence : Twin Peaks est mort et définitivement enterré. Mais la filiale cinéma de TF1, Ciby 2000, consciente que David Lynch n'a pas tout dit, et, sans doute aussi en quête d'une certaine respectabilité "arty", se met en tête de financer un long-métrage basé sur la série. Il s'appellera Twin Peaks : Fire Walk with me, en référence à une célèbre ligne de dialogue tirée de l'épisode pilote.
Evidemment, ce qui relevait au départ pour le jeune studio du simple calcul commercial (le film fut d'ailleurs annoncé à grand renfort de promo avec projection remarquée et grosse soirée VIP à Cannes) prendra tout le monde par surprise, et le gentil produit dérivé de se transformer en objet sulfureux et encombrant, dont personne n'a réellement su quoi faire à l'époque.
Les mains totalement libres, sans les contraintes du petit écran, David Lynch enfante un trip noir et désespérant de près de deux heures, évocation étouffante des dernières heures tumultueuses de la belle Laura Palmer, gentille reine du bal devenue junkie aux moeurs libérées, qui éclate la belle image de victime un peu proprette, bien que déjà gentiment trash, qu'elle avait dans la série. Sous-estimant un Lynch toujours ravi d'aller là où personne ne l'attend, certains espéraient un digest du show télévisé, un résumé propre sur lui et bien poli de deux années d'énigmes surréalistes et de plongées en apnée dans l'étrange. Sans céder un pouce à ses obsessions habituelles, Lynch abandonne toute rationalité, traite la narration comme autant de fragments brisés et tranchants d'une vie en pleine implosion ("est-ce que l'on s'enflamme en tombant dans le vide ? ") qui paume, du coup, aussi bien les fans les plus hardcore que les néophytes, totalement largués.
Feu marche avec moi
On a violemment attaqué le film comme ne s'adressant qu'aux fans de la série. C'est oublier qu'il ne s'adresse en fait à personne, sinon aux spectateurs suffisamment ouverts et réceptifs pour décider de se laisser embarquer, sans qu'on les prenne par la main, dans ce rollercoaster hystérique et sauvage, traversé de crescendos poignants et de fêlures qui sont autant de coups de couteau dans la mythologie de la série.
Lynch met d'ailleurs cette dernière quasiment à mort en même temps que son héroïne (le premier plan montre une hache brisant un poste de télé), bouclant la boucle sur ce fameux plan de la main découvrant le visage de Laura, le corps enroulé dans un linceul de plastique. Image séminale et fondatrice s'il en est d'une des œuvres télévisuelles majeures de ces 20 dernières années, à qui Lynch n'oublie évidemment pas de payer son dû, même si le montage actuel du film laisse, hélas, bon nombre de personnages sur le carreau [Edit : 1h30 de scènes coupées désormais disponibles dans le coffret Blu-ray Missing Pieces).
C'est que, si la série pouvait souvent se targuer d'être décalée, drôle, voire à certains moments franchement comique, Twin Peaks : Fire Walk with me n'a plus rien de léger. L'espoir y est définitivement banni. Comme une extension sur deux heures du final de la série, TPFWWM est bien sûr un drame horrible sur l'inceste, mais plus que tout une complainte lucide sur la perversion de l'innocence, le portrait d'une condamnée à mort qui veut à tout prix préserver les autres de ses propres démons (la scène du club avec Donna), quitte à mourir dans la solitude et l'incompréhension. Sociétés secrètes, adultères et orgies opiacées, la société de Twin Peaks n'est pas très reluisante et le film s'enfonce sans retenue - littéralement - dans des backrooms obscures...
Comme rarement à l'écran, Sheryl Lee est complètement habitée par son personnage, et si dans la série sa Laura Palmer, désincarnée puisqu'on ne la percevait qu'à travers les souvenirs des autres, pouvait apparaître comme une coquille un peu vide, l'actrice saura lui donner de la chair grâce à une composition hallucinée et hallucinante, et un talent immense, dont on avait déjà pu percevoir les effets sur le petit écran.
Une adéquation rare entre une actrice qui se livre totalement à son rôle et une mise en scène passionnée. Lynch, littéralement amoureux de son personnage, lui colle au plus près du corps à chaque instant, comme pour mieux saisir son dernier souffle. La série en faisait au mieux un MacGuffin émotionnel, le film lui donne une véritable chair, rendant son calvaire aussi bouleversant que personnel. On sait le réalisateur de Blue Velvet excellent directeur d'acteur, et capable de créer des personnages féminins mémorables - remember Lula, ou Betty/Diane dans Mulholland Drive, mais sa Laura Palmer fait sans conteste partie des rôles féminins les plus marquants ces dernières années dans le cinéma américain. Shery Lee passe en un électrochoc d'une moue boudeuse à un regard de défiance pure, se fait à la fois catin et sainte, victime et manipulatrice, nous apitoie sur son sort autant qu'elle nous effraie.
The good Dale is in the lodge and can't leave. Write it in your diary.
Tout aussi cryptique soit le scénario, le film nous touche grâce à la puissance émotionnelle de son actrice principale, et le vertigineux maelström d'images (sublimes) se fait vecteur d'une vraie passion. Le travail sur le son est exemplaire (vous n'entendrez plus jamais crier de la même manière), et comme souvent chez Lynch le film se définit presque autant comme une expérience sensorielle qu'intellectuelle. Une descente aux enfers sublimée par la splendide musique d'Angelo Badalamenti, beaucoup plus riche que les mélopées entêtantes qu'il avait composées pour la série, dont on retrouve toutefois certaines mélodies, elles aussi triturées, déformées, ré-arrangées.
La dernière partie du métrage, enfin, véritable requiem comme celui qui accompagne les derniers instants de son héroïne, est véritablement déchirante. "Bob" n'a pas simplement créé un mythe ("Who killed Laura Palmer?"), il a tué l'innocence pure. Là encore, le dernier plan du film, perméable à toutes les lectures, peut se voir comme une marque d'immense désespoir, ou au contraire une vision presque naïve, enfantine, d'une Laura Palmer enfin protégée par des anges auxquels elle ne croyait plus. Lynch n'étant pas un grand religieux, loin s'en faut, on leur donnera évidemment une valeur symbolique plus que chrétienne, quoi qu'il en soit proprement déchirante.
Radical, définitif et d'une noirceur incommensurable, Twin Peaks : Fire Walk with me est une expérience éprouvante, comme peu de films peuvent s'en vanter. Comme toujours chez Lynch versant "cinéma abstrait", on nage en pleine déconstruction narrative, en plein symbolisme, et cela pourra décontenancer les partisans d'un cinéma "normal". Mais le film mérite sans doute plus que le dédain voir la haine qu'il a suscité à sa sortie, d'autant que Lynch sera encensé quelques années plus tard par les mêmes journalistes pour une oeuvre tout aussi déstructurée, sombre et violente, et elle aussi née des cendres d'une série télévisée : j'ai bien sûr nommé Mulholland Drive.