La rédemption de Laura Palmer
SPOILERS FILM/SÉRIE
Petit préambule : je ne comprends pas l'obligation de mettre des notes pour pouvoir écrire quelque chose. Comme si on pouvait quantifier la qualité ou si cela avait un sens de noter sur la même échelle les films de Lynch, Rohmer, Carpenter et Coppola. Mon 10 en l'occurrence a été mis par défaut, et il ne dit pas grand chose du film si ce n'est que je l'ai aimé. Bref.
Maintenant, si vous n'avez pas vu le film ou la série, STOP, n'allez pas plus loin. Je spoile dès la phrase suivante.
Twin Peaks, la série, nous laissait sur une scène atroce : Dale Cooper, héros au grand cœur et champion de la lumière, se retrouvait possédé par Bob. Si, tout au long de la série, un certain équilibre entre Bien et Mal semblait se maintenir, l'issue de cette lutte indécise est une victoire sans appel des ténèbres. Lynch a bousculé bien des spectateurs – moi le premier – en osant livrer ce personnage attachant que l'on croyait indestructible au Satan cradingue de la Black Lodge. Rien n'est donc résolu, d'autant que, en sus de faire posséder Cooper par son ennemi mortel, Lynch supprime la moitié du casting de manière expéditive et grotesque. Une fin abrupte, et qui laisse en bouche un amer goût d'inachevé.
On peut alors imaginer les attentes qu'a dû cristalliser, et décevoir, le film. Car non, Twin Peaks : Fire walk with me n'est pas une suite mais un préquel narrant les derniers jours de Laura Palmer. Et non content de ne pas résoudre la tension insupportable sur laquelle la série nous avait laissé, il ne nous apprend (du moins en apparence, on le verra) rien que nous ne sachions déjà. Largement incompris à sa sortie, le film a pourtant fini par trouver son public et par acquérir la reconnaissance qu'il mérite. À titre personnel, son visionnage m'a bouleversé. Je me propose donc d'en parler un peu – pas vraiment de prétention à l'originalité dans le texte qui va suivre (je reprendrai pour l'essentiel des éléments que d'autres ont déjà traité mieux que moi) mais simplement un témoignage motivé par le désir de partager mon ressenti – qui repose tout de même, à ma connaissance, sur une approche assez inédite.
La seconde partie de la série, après la révélation de l'identité de l'assassin de Laura Palmer, porte davantage la patte de Mark Frost que celle de Lynch (1). Dans Les laboratoires de David Lynch, Guy Astic explique combien la vision des deux co-créateurs diffère. Si tous deux aiment susciter l'interrogation du spectateur, Lynch est porté sur le mystère lorsque Frost l'est davantage sur l'énigme. Dans le premier cas, il s'agit de déployer des ambiances intrigantes, en soulevant toujours plus de questions auxquelles on s'abstient de donner des réponses – car il n'y a pas de réponses (2). Dans le second cas, les questions ont des réponses que le spectateur peut essayer de deviner grâce aux différents indices que lui livre progressivement le réalisateur. On soulève des questions pour mieux les résoudre – là où l'intérêt du mystère repose dans l'étrangeté du climat qu'il dessine, l'énigme relève plutôt du puzzle. D'où, dans la seconde partie de la série, le développement de toute une mythologie qui sert à expliquer le background fantastique de l'intrigue (Black Lodge/White Lodge). D'où le personnage de Windom Earl, psychopathe caricatural tout droit sorti d'un film policier de seconde zone – et le jeu d'échec auquel il se livre avec Cooper.
D'où, probablement, l'étonnement suscité par le film : Lynch, désormais seul aux commandes, évacue toute dimension « énigmatique » de son œuvre pour revenir à l'essentiel. « Et l'essentiel, c'est Laura » comme l'écrit Sigismund Benway dans Topographie Magazine (3). Quoique ses apparitions soient finalement assez rares, son spectre hante toute la série et forme la substance de l'univers de Lynch et Frost. Twin Peaks est une série sur Laura Palmer, et c'est pourquoi la seconde partie de la série est aussi peu captivante, puisque son meurtre ayant été résolu, il n'y a plus grand chose à dire – au point de se demander pourquoi sa photo apparaît encore dans le générique, alors qu'il n'ait presque plus fait mention d'elle.
Twin Peaks : Fire walk with me est à mes yeux l'aboutissement de la série, tout à la fois son couronnement et sa matrice. Tout part de lui et tout y ramène. Tout part de lui, car, chronologiquement, le meurtre de Laura Palmer constitue en quelque sorte le point 0 de Twin Peaks. Tout y ramène, car comme je l'ai dit, la vie et la personnalité de Laura sont le cœur de son propos. Dans la série, nous découvrons petit à petits que cette jeune fille dégageait un magnétisme formidable et a suscité autour de sa personne les passions les plus violentes. Nous découvrons aussi qu'elle se livrait à la consommation et au trafic de drogue, ainsi qu'à la prostitution. Et surtout, nous découvrons qu'elle frayait avec des forces occultes, dont un dénommé Bob... Tout cela bien sûr nous est suggéré, nous le tenons de seconde main mais nous ne le voyons pas.
Dès lors, dire que le film ne nous « apprend » rien est une absurdité. En nous montrant la vie de Laura Palmer, il déroule sous nos yeux le fil avec lequel est tissé l'univers Twin Peaks. Et il réussit le tour de force de produire un résultat à la hauteur de ce qui était suggéré : Sheryl Lee campe une Laura fascinante et désespérée, une flamme incandescente dont on conçoit sans grand peine qu'elle ait pu inspirer les passions dévorantes que l'on sait aux habitants de Twin Peaks.
Mais ce que Fire walk with me nous montre surtout, c'est le calvaire d'une innocente dévorée par le Mal, sans aucun espoir de secours. Alors que la série nous offrait régulièrement, même lorsqu'elle se faisait suffocante, des intermèdes lumineux, drôles et apaisants, des scènes où, pour un temps au moins, l'espoir et la lumière l'emportaient, le film est presque uniformément sombre. Dans la lignée de la scène finale de la saison 2, Lynch semble confirmer l'éternelle et définitive victoire du Mal. Rien ne peut sauver Laura Palmer, et nous la voyons lentement et irrémédiablement s'enfoncer vers son destin tragique (4). Et Laura elle-même se considère comme perdue, damnée, salie pour jamais.
Mais le tableau dressé par Fire walk with me est-il si noir ? La scène finale permet, à mon sens, de mieux le comprendre, et éclaire également la série d'une lumière différente. Dans la chambre rouge, sur la musique d'Angelo Badalamenti, Laura contemple l'ange en pleurant et en riant, sous le regard bienveillant de Dale Cooper. Cette fin est à des années-lumières de celle de la série, et elle vient quelque peu nuancer la « victoire » apparente du Mal. D'après moi, c'est la scène qui contient la clé de Twin Peaks (5).
Je vais m'expliquer, mais d'abord revenons sur le motif de l'ange – récurrent dans le film alors qu'il est totalement absent de la série. Dans une scène entre Donna et Laura, celle-ci confie à son amie : « Dans l'espace, tu tomberait de plus en plus vite. Et pour un long moment, tu ne sentirais rien. Et puis, tu prendrais feu. Pour toujours... Et les anges ne t'aideront pas. Car ils seront tous partis au loin ». Ce dialogue traduit le sentiment que Laura a de sa « damnation » (6), c'est-à-dire du fait qu'elle est allé trop loin pour être sauvée, même par les anges.
Plus tard, elle voit s'effacer, dans le tableau de sa chambre, l'ange qui semblait veiller sur la tablée. Au fur et à mesure que Bob resserre son emprise sur Laura et qu'elle descend un peu plus profondément dans l'autodestruction, tout en s'acharnant à blesser et à rejeter ceux qui l'aiment (et qu'elle aime – Bobby, James, Donna), la perspective d'une rédemption semble s'éloigner irrémédiablement.
Lynch ne fait preuve d'aucune complaisance envers la vie « débauchée » que mène Laura : le libertinage, les drogues, la prostitution auxquelles elle se livre témoignent du désordre et de la détresse dans laquelle elle est plongée. Mais pour autant, et c'est tout à son honneur, il s'abstient de la juger. Le point de vue qu'il adopte est celui du moraliste plutôt que du moralisateur ; il se fait l'observateur des mœurs dissolues de Laura et de leur caractère objectivement destructeur.
Mais surtout, Lynch nous montre que ces mœurs dissolues elles-mêmes ne sont que la manifestation d'un problème bien plus profond : le Mal qui tourmente Laura., sans lui laisser aucune issue. Lorsqu'on regarde le film, on comprend que Laura n'est pas et n'a jamais été responsable de ce qui lui arrive. Elle est le jouet de Bob. Le Mal, dans la théodicée lychéenne, n'est pas le fruit du libre-arbitre de l'homme, mais le fait d'un agent extérieur qui corrompt les âmes des innocents (7).
La saga Twin Peaks, et avant elle Blue Velvet, nous montre l'empire du Mal sur le monde. Mais Lynch ne révèle cette hégémonie que progressivement : dans Blue Velvet et dans la série Twin Peaks, on peut avoir l'impression qu'existent deux mondes, deux principes, en lutte perpétuelle, sans que l'un ne triomphe vraiment sur l'autre. Pourtant, dans Blue Velvet, le monde du Bien (celui de la petite ville familiale bloquée dans les années 50 où tout le monde se connaît) est déjà filmé comme ridicule, niais et impuissant : l'existence même du Mal est un démenti cinglant face au bonheur impavide et lumineux auquel le dénouement semble promettre Sandy et Jeffrey (« pourquoi existe-t-il des hommes comme Franck ? » demandait celui-ci). Et par ailleurs, Bien et Mal ne sont pas opposés comme deux poids en équilibre sur une balance, mais selon une dualité surface/profondeur. Le « Bien » n'est qu'un vernis posé sur le réel pour en masquer le caractère cauchemardesque (8).
Dans la série Twin Peaks, la perspective change. Le héros, Dale Cooper, est doté de dons extraordinaires qui semblent le mettre à même de combattre le Mal. Pourtant, il ne peut empêcher les divers meurtres qui ont lieu à Twin Peaks après son arrivée, ne parvenant à sauver ni Maddy, ni Leland, ni les différentes victimes de Windom Earl (9). Et il finit lui-même, coup de grâce, par se faire posséder par Bob. Enfin, dans Fire Walk with Me, le milieu familial rassurant a été complètement investi par le mal : c'est par son propre père que Laura Palmer est mise au supplice puis tuée. Le sentiment d'injustice et d'impuissance est insupportable.
Quelle est alors le sens de cette dernière scène que j'évoquais plus haut ? Pour moi, elle vient répondre au problème du Mal que Blue Velvet et Twin Peaks ont posé de manière aiguë. Cette réponse n'est pas d'ordre intellectuel, car il ne s'agit pas de fournir une explication ou de trouver un sens à l'existence de Bob (pourquoi le monde est-il si injuste, pourquoi Bob existe-t-il ?), mais de rendre inopérante et superflue sa victoire.
Le « rire en pleurs » de Laura face à la vision de l'ange témoigne de sa rédemption. Elle montre que, malgré tout le Mal que Bob lui a infligé (et celui qu'elle s'est infligée elle-même à cause de lui), elle est sauvée. Le Bien n'est plus cet opposant en carton-pâte dans un combat que le Mal a gagné d'avance : le rapport est complètement inversé puisque Laura Palmer, sur qui le Mal s'est acharné de toutes ses forces, est finalement sauvée et hors d'atteinte. Le terme de « rédemption » ne doit pas tromper : il ne faut pas comprendre que Laura a gagné son salut à travers sa mort comme si celle-ci était une « pénitence » pour ses « pêchés », mais que la vision béatifique à laquelle elle accède « rachète » en quelque sorte l'apparente victoire du Mal en montrant combien celle-ci est vaine.
(1) Lynch se désintéresse progressivement de la série face aux contraintes imposées par les producteurs.
(2) Initialement, Lynch ne voulait d'ailleurs pas dévoiler l'identité de l'assassin, ce sont les producteurs qui ont imposé cette révélation.
(3) Très beau texte : http://topographiemagazine.com/twin-peaks-le-mystere-de-la-rose-bleue/
(4) La scène du dîner familial est, à ce titre, un chef-d’œuvre dans sa gestion de la montée progressive du malaise chez le spectateur, confronté à sa propre impuissance.
(5) Que cela soit entendu : je ne veux surtout pas donner l'impression de « confisquer » le film en en donnant mon interprétation personnelle. D'autres lectures, d'autres approches sont bien sûr possibles. La multivocité inépuisable du cinéma de Lynch est son intérêt principal – et l'essentiel est au-delà des mots.
(6) On me pardonnera l'usage d'un tel lexique. Sans forcément aller jusqu'à parler de « sensibilité chrétienne » chez Lynch (c'est bien mon sentiment dans une certaine mesure, mais je ne suis pas sûr de pouvoir l'étayer de manière vraiment précise, quoique j'adorerais lire un papier qui le ferait), on m'accordera qu'il est possible (et fructueux) d'aborder son travail dans une perspective religieuse ou métaphysique.
(7) C'est très lisible dans le livre écrit par la fille de Lynch, Le journal secret de Laura Palmer, ou dans la série, lorsque Leland raconte comment il fût possédé par Bob quand il était enfant.
(8) L'« inquiétante étrangeté » dont semble imprégné le monde du Bien, c'est la réalité qui perce à travers le vernis, ouvrant un accès vers ses profondeurs fascinantes. En s'engouffrant dans cette brèche, Jeffrey bascule du rêve au cauchemar.
(9) Le sort de Annie, la femme qu'il aime, reste incertain.