[Critique contenant des spoils]
Ritesh Batra, Kanu Behl, Lijo Jose Pellissery… il y a longtemps que le cinéma indien ne se limite plus au kitchissime Bollywood et que Satyajit Ray ne fait plus figure de satellite isolé. Anurag Kashyap apporte sa pierre à l’édifice, en signant un polar sombre, notamment dans son dénouement.
Original au regard des critères indiens certainement, moins avec des lunettes occidentales. Beaucoup de scènes donneront une impression de déjà vu, qu’il s’agisse de la course-poursuite dans les ruelles, des interrogatoires, des scènes de correction par des flics violents, de l’évasion du héros, des retournements de situation.
Restent tout de même quelques aspects intéressants.
Ce qui est bien, c’est que la petite Kali devient un enjeu mineur : on en arrive à l’oublier, tant le propos du film porte sur l’opportunité que sa disparition ouvre pour les protagonistes : Chaitanya se fait passer pour le kidnappeur pour exiger une rançon et ainsi résoudre ses problèmes de producteur de cinéma ; Bose voit là une occasion de prendre sa revanche sur Rahul, l’homme qui prit l’ascendant sur lui à la fac et lui piqua Shalini dont il était épris ; Rakhi voit rapidement le parti qu’elle peut tirer de cette affaire en manoeuvrant bien ; Jadhav, oncle de Kali, profite de l’inquiétude de sa soeur pour soutirer de l’argent à… ses propres parents ! Même Rahul, le père de Kali, finit par s’accaparer le sac de billets qu’on l’a chargé de remettre pour coincer le coupable. Un bal des salauds assez réjouissant et qui, incontestablement, tranche sur les niaiseries Bollywoodiennes.
La police a toujours un train de retard sur tous ces magouilleurs, malgré l’arme fatale dont elle dispose, l’écoute des téléphones portables. On ne cesse de téléphoner dans Ugly, et on écoute tout autant. Les twists se succèdent allègrement pendant deux heures.
Durant ce parcours, Kashyap réussit deux jolies scènes décalées :
- La déposition de Rahul et Chaitanya, entre franche rigolade et menaces du chef de la police, qui finit en explication sur comment faire apparaître la photo de son contact sur un téléphone portable : jubilatoire, et tout à fait programmatique de ce qui va suivre puisqu’on oublie rapidement la petite Kali.
- La scène où Jadhav danse dans sa piaule avec des billets accrochés à son slip, en ralenti avec une musique criarde.
Et quelques beaux plans, comme les toits d’un bidonville qui reviennent à deux reprises. Bien aimé la fin aussi, d’abord parce que Kashyap assume sa noirceur, ensuite parce qu’il est assez plaisant que la solution s’avère celle qui était évidente dès le début. Toutes ces écoutes, ces saisies, étaient inutiles. Enfin, parce que l'image de cette petite Kali décomposée, noire comme la déesse telle qu'elle est souvent représentée, est assez touchante, en victime expiatoire de l'égoïsme crasse de tous ces adultes.
Voilà pour le bon. Hélas, le film souffre aussi de grosses faiblesses.
En premier lieu, le montage. Ce jeu du chat et de la souris, Anurag Kashyap choisit en effet de le mettre en scène par un montage alterné, si nébuleux qu’il en devient usant. Le spectateur est perdu, il s’accroche mais finit par fatiguer.
En second lieu, le scénario. Kashyap a un peu trop chargé sa barque avec : la tendance suicidaire de Shalini, la violence domestique de Bose, le trafic de téléphones portables de Jadhav, la rouerie de Rakhi (personnage au demeurant très cliché) qui en plus humilie son compagnon trop vieux, l’inimitié entre Rahul et ses ex beaux parents, la violence du même Rahul lorsqu’il est jaloux… Tout cela est très peu étayé : par exemple, le suicide de Shalini puis sa tentative d’homicide sur Bose ne fonctionnent pas car trop plaqués. Idem sur le lynchage final de Chaitanya, que l’on ne comprend absolument pas.
Bref, le film donne l’impression de gigoter dans tous les sens, de se disperser beaucoup. Anurag Kashyap est capable de jolies choses, mais celles-ci restent, ici, plutôt l’exception. Dommage.
6,5