Main d’œuvre à exploiter
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le 3 juil. 2023
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Great Yarmouth est une station balnéaire du comté de Norfolk, ouvrant sur la mer du Nord au sud-est de l’Angleterre, et autrefois très courue par la classe moyenne britannique. De fait, le titre, Un Automne à Great Yarmouth, pourrait laisser entrevoir une villégiature d’arrière-saison. Mais Marco Martins, également au scénario avec Ricardo Adolfo et au montage avec Karen Harley et Mariana Gaivão, n’est pas un homme monolithique. L’affiche, avec ses tons bleutés de climat glacial et le visage grave de l’actrice principale, Beatriz Batarda, vue de profil, dément les promesses du titre et prépare à un « automne » qui n’aura rien d’une partie de plaisir. L’ouverture, dans les marais avoisinants, et qui superpose la voix le plus souvent off d’une sorte de garde-champêtre étique aux images magnifiques, mais hivernales en diable, de João Ribeiro, éveille des échos du renversant La Isla mínima (2014), d’Alberto Rodriguez, dans une version septentrionale et brumeuse, mais non moins dépouillée.
Avec un sens remarquable de la progression scénaristique, le réalisateur portugais entrecroise ainsi différents fils, mêlant du même coup plusieurs genres cinématographiques, en un affranchissement de toute catégorisation qui ne manque pas de panache. Un premier fil serait de nature presque documentaire, prolongeant les recherches que Marco Martins avait dû mener pour la réalisation de son précédent film, Saint Georges (2016), et porte sur la transformation qu’a subie Great Yarmouth du fait de son industrialisation, et plus encore depuis 2009. Il se centre ici sur une usine de volailles ayant nécessité le recours à de nombreux ouvriers portugais, exportés par cars entiers et logés plus que sommairement, entassés à trois par chambre. Malgré cette exploitation humaine et le sous-paiement d’ouvriers dénués du moindre recours, même en cas de blessure, l’usine sera contrainte à la fermeture, ce qui offrira l’occasion paradoxale de très beaux plans presque fantastiques sur ces lieux de souffrance animale à présent désertés, abandonnés à leurs ustensiles désormais sans objet.
Un second fil, la trame fictionnelle essentielle, s’organise autour de l’héroïne, Tânia, incarnée, donc, avec une sensibilité à vif par Beatriz Batarda : portugaise également, elle est, comme l’appellent les ouvriers, « la mère des Portugais », dans la mesure où elle les accueille, les héberge, les prépare à ce qui les attend et leur sert d’interprète. Mais elle est elle-même écartelée entre ses origines, qui la rendent par instinct solidaire de ceux qu’elle exploite, et la pression exercée par son époux, britannique, Richard, l’excellent Kris Hitchen déjà aperçu chez Ken Loach (Sorry We Missed You, 2019), qui l’exhorte à toujours plus de dureté. Autre axe d’écartèlement, les deux langues entre lesquelles elle navigue, le portugais qu’elle pratique avec ses « protégés » de moins en moins dupes, et l’anglais, dont elle tente de s’imprégner à grands renforts d’écouteurs dans les oreilles, lui diffusant les phrases clés qu’elle rêve d’adresser à d’autres victimes : les vieillards britanniques auxquels elle proposerait à prix d’or son bâtiment actuel entièrement rénové. Nouvelle distorsion, cette fois entre la vie menée et la vie rêvée. Autre écartèlement, sentimental, celui-ci, relavant de ce que son mari nomme « des cachotteries » : son lien secret avec un Portugais, Raúl (Romeu Rona, excellent lui aussi, dans un rôle pourtant inconfortable) ; un écart bientôt redoublé par un autre écart, provoqué par l’arrivée de Carlos (Nuno Lopes, acteur intense, auquel le réalisateur se montre fidèle), à qui Tânia se met à vouer une passion irrépressible… Figure éminemment complexe que cette Tânia, chargée de ballots et de rêves, tirant et domptant constamment sa chevelure, tout comme elle doit tirer et dompter constamment ses sentiments et ses émotions.
L’intrigue se trouvant déjà dotée d’une belle richesse, Marco Martins aurait pu s’en tenir à ces aspects, suffisamment divers. Mais, on l’a dit, l’homme n’est pas avare de biens. Présent en réalité depuis les premières étapes, surgit un troisième fil, révélé par les ultimes scènes, et qui confère à cette fiction des allures de film de vengeance. Si l’on est loin des règlements de comptes éclatants, à grands coups de révolvers, la vengeance, toute discrète, subtile et larvée qu’elle soit, n’en est pas moins terrible. Le tout conduit dans les tons bleutés et morts annoncés par l’affiche. Le personnage de Carlos apporte bien, par moments, quelques touches plus chaleureuses, mais les bleus réfrigérés reprendront le dessus.
Marco Martins signe là un film troublant, fascinant, peut-être déroutant par son intrication des genres, mais qui démontre de façon imparable à quel point l’inhumanité - fût-elle limitée au terrain social, au début - ne peut qu’engendrer encore davantage d’inhumanité, contaminant et gangrénant l’ensemble de la scène humaine.
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Créée
le 9 sept. 2023
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