L’âge mur, celui où l’on devrait être installé, libéré des contraintes familiales. Les enfants sont grands, encore en étude mais sur la bonne voie. La maison est fonctionnelle, le crédit est remboursé. Les habitudes sont là, on les assume. La vie est faite.
Et pourtant en 2022, cet âge mûr peut être celui des désillusions ou des remises en question.
C’est ce qui arrive à Philippe, la soixantaine, marié, deux enfants, cadre supérieur dans une très grosse société.
Sa femme est en train de le quitter : lassée de ses absences, elle ne veut pas vivre les prochaines décennies avec un fantôme. Ses meilleures années sont derrière elle et pourtant il ne lui en reste rien, si ce n’est une maison en courant d’air, parfaite pour que chacun garde son intimité ou… ses distances.
Son fils implose sous la pression d’un système où la course à l’excellence empêche l’épanouissement.
Et sa société liquide pour faire des liquidités.
On demande à Philippe de licencier des hommes pour sauver des portefeuilles d’actions. C’est dans l’intérêt du Groupe apparemment. Il devrait le savoir. Après tout ce n’est pas la première fois qu’on le lui demande. Réduire les effectifs pour augmenter les marges : sinon à quoi bon travailler ?
On ne lui demande pas des noms mais un chiffre en bas d’une liste. A la fin de la journée, il faut un nombre précis de salaires en moins. Moins de charges ; plus de profits.
Mais à bien y réfléchir, on peut baisser les charges autrement : si les cadres renoncent à leur primes et leurs intéressements, on couvre les salaires d’une liste impersonnelle qu’il n’arrive pas à établir. Pourtant personne ne devrait être indispensable. Mais se séparer d’employés qui font bien leur boulot, ce n’est pas si simple … enfin plus pour lui.
La proposition n’est pas mauvaise mais attire assez peu de volontaires : « après tout ma prime, je la mérite » lui glisse un collègue. Et puis, « ce n’est pas ce qu’on nous a demandé ». « Sur tous les autres sites, dans les autres pays, il n’y a pas eu de problème ». « En France, ce pays de râleurs, on ne va pas une nouvelle fois montrer le mauvais exemple ».
Philippe doit comprendre que c’est dans l’intérêt du Groupe qu’on lui demande cela. Un bon père de famille doit être solidaire avec le capital sinon c’est la chute libre. Le boss c’est WALL STREET. CIRCULER.
Et puis il faut aller vite car à trop traîner, des rumeurs vont circuler, et ce d’autant plus que ce n’est pas la première fois. Les gens savent ou sentent. Que dire aux représentants des salariés ? ces employés justement qu’on ne peut pas virer car ils sont « protégés ».
Devoir de réserve : tout sera expliqué par courrier. Mais dans l’ancien monde, il n’est pas toujours simple d’appliquer le jeu du « Ni oui ni non ». Philippe essaye, esquive mais échoue à nouveau. Il travestit une vérité trop lourde à assumer. Faute morale pour certains ; faute lourde pour d’autres. Philippe est foutu … ah non tiens, il y a peut-être une issue : est-ce vraiment à lui de payer ? ce ne serait pas plutôt ce directeur financier bruyant qui n’a pas « livré » la liste de salariés ? Philippe peut encore partir la tête haute : il lui suffit de tout expliquer, tendre la joue d’un autre pour libérer sa conscience et agir enfin pour le bien commun du Groupe.
Philippe doit sauver son intégrité professionnelle. Pas d’état d’âme … mais quand son monde s’effondre, on n’a plus rien à perdre. Sa femme et lui ne vieilliront pas ensemble, la maison sera vendue, son fils ne travaillera pas chez Facebook et sa société sera certainement délocalisée un jour. C’est la fin d’un mauvais thriller dont les prochaines saisons se feront sans lui car dans un éclair de lucidité, Philippe agit en faveur d’un autre monde…