Attention, il s'agit d'une analyse du film qui révèle tout le scénario.

Un carnet de bal a en général été présenté au mieux comme un film à sketches, au pire comme le film de 1937 avec la meilleure affiche. C'est faire peu de cas de la vision extrêmement pessimiste de la vie, de l'amour, des hommes en général et de la femme en particulier, le tout emballé dans du papier de soie. Car il ne faut pas s'y tromper : même si Un carnet de bal est l'occasion pour les acteurs les plus brillants de l'époque de faire montre de leur talent, il est aussi une peinture sans complaisance d'une certaine femme, Christine de Guérande (Marie Bell), narcissique, égotique, incapable d'éprouver le moindre sentiment, toujours en train de séduire pour s'assurer qu'elle est aimée, paniquée à l'idée de vieillir. Et en même temps que nous allons passer en revue les hommes qu'elle croise dans le film, nous allons voir aussi l'image que Duvivier donne de ses personnages masculins.

Lorsque le film commence, Christine vient de perdre son mari et le premier homme avec lequel elle parle est Brémond (Maurice Bénard), le dandy, qui entre dans la demeure de Christine comme dans un moulin. Manifestement, il y a ses habitudes, c'est un intime. Intime oui, mais pas amant parce qu'homosexuel (tout cela est divulgué de façon extrêmement allusive). C'est lui qui ramasse le petit carnet de bal qui, par deux fois déjà, a échappé aux flammes de la cheminée. Dans ce carnet sont consignés les noms de tous les hommes avec lesquels Christine a dansé, le soir de son premier bal. Mais Brémond est une sorte de diable, celui par qui le malheur arrive : c'est lui qui encourage Christine à vouloir savoir ce que ses anciens soupirants sont devenus ; lui qui, au terme du voyage de l'héroïne dans son passé, soufflera à la jeune veuve la seule adresse qui lui manquait. L'amitié intime et non amoureuse qui lie les deux personnages fait que Brémond est sans doute celui qui connaît le mieux Christine : «Vous êtes jeune puisque vous n'avez jamais aimé», lui dit-il. Et du fait qu'il ne peut pas tomber amoureux d'elle, elle ne lui oppose pas les écrans de la séduction.

Le premier nom inscrit dans le carnet de bal est celui de Georges Audié. C'est donc chez lui que Christine fait la première étape de son pèlerinage. Elle apprend alors que Georges s'est suicidé parce qu'elle l'avait repoussé et la rencontre se fait avec sa mère (Françoise Rosay) que la douleur d'avoir perdu son fils unique a rendue folle. Dans cette scène poignante où Madame Audié oscille entre la réalité d'aujourd'hui et l'époque de la mort de Georges, quinze ans plus tôt, où elle confond Christine avec la mère de Christine, la visiteuse n'ose pas avouer qu'elle est bien Christine, n'ose pas contredire la mère lorsque cette dernière croit qu'une idylle va pouvoir recommencer entre Georges et Christine. Lâche jusqu'au bout, la jeune femme se fera finalement jeter dehors par Madame Audié et sa servante Rose.

Le second nom est celui de Pierre Verdier (Louis Jouvet). Avocat rayé du barreau, tenancier d'un cabaret, patron de petits gangsters, Verdier est celui chez qui Christine a laissé le moins de traces. Et pourtant, au terme d'une nuit passée à se remémorer des souvenirs, Christine et Pierre réciteront ensemble, comme autrefois, Colloque sentimental, avec les hésitations et les erreurs soufflées par le temps. Pur moment d'anthologie que ce poème de Verlaine dit par deux monstres sacrés du théâtre. Sans oublier le sens consommé de la dramaturgie puisque la police viendra arrêter Pierre Verdier juste après le dernier vers. La rencontre avec Pierre vérifie déjà la prédiction de Brémond. Avant de partir, Christine lui demandait : «Ne vous êtes-vous jamais demandé ce que des êtres que vous aviez perdus de vue avaient fait de leur vie ?» Et il avait répondu : «Je me suis souvent demandé ce que la vie avait fait d'eux.» Si Georges a choisi ce qu'il allait faire de sa vie en se suicidant, Pierre, lui, est une épave sur les flots de la vie, ballotté d'un écueil à l'autre.

Le troisième est Alain Régnault (Harry Baur), compositeur et pianiste de concert devenu père dominicain. Avec lui, Christine va braver tous les interdits pour voir si elle est capable de séduire un prêtre. Lâche avec Madame Audié, elle sera immorale avec Alain. Mais à force de chercher à percer la carapace de l'homme d'Église, elle apprendra qu'il a choisi le clergé à cause de son insouciance à elle. Au fil de la discussion s'étaie la vision que Duvivier a du destin : les choix successifs que font les hommes les éloignent de plus en plus de leurs premiers idéaux.

Puis vient la rencontre avec Éric Irvin (Pierre Richard-Willm) qui a choisi d'oublier la vie mondaine et les femmes. Devenu guide en Savoie, sa seule maîtresse est aujourd'hui la montagne. Au cours d'une excursion dans les Alpes, Christine essaie de savoir à quel point Éric l'aimait. Cinq fois, elle lui demande si elle était jolie en ce temps-là. Pour toute réponse, elle obtiendra une proposition de passer la nuit dans un refuge afin de pouvoir assister au lever du soleil. Elle n'acceptera qu'après s'être assurée qu'ils seront seuls. Finalement, la montagne, nouvelle maîtresse d'Éric, sera la plus forte et ils quitteront la cabane sans y avoir dormi. C'est dans cet épisode que l'on saisit le mieux à quel point Christine a conscience d'avoir été belle et désirée et d'avoir joué de ses charmes. Mais le doute se fait de plus en plus fort : Éric ne lui a en fin de compte pas dit si elle était belle autrefois ; il n'a pas non plus voulu passer la nuit avec elle dans la cabane. Ne serait-elle plus désirable ?

Après les Alpes, la Provence. Christine arrive chez François Patusset, maire de Saint-Gandolph, précisément le jour où le notable local épouse Cécile, sa bonne. C'est sans doute l'épisode le plus drôle de tout le film (le discours du maire pour son propre mariage est absolument tordant) mais il révèle aussi toutes les failles de l'homme, ses blessures, ses ambitions déçues. Au banquet, après la cérémonie, Christine, qui s'est invitée sans s'annoncer, se retrouve à droite de François. Ainsi, pendant tout le repas, le nouveau marié va tourner le dos à son épouse, assise à gauche. Et comme Christine a de nouveau accumulé les situations ambiguës, elle devra ici aussi filer à l'anglaise.

L'héroïne arrive alors à Marseille où Thierry Raynal (Pierre Blanchar) exerce le métier d'avorteur. Ayant perdu un œil, devenu alcoolique et épileptique, il vit dans un sinistre appartement à l'ombre des grues du port et entretient avec sa maîtresse Sylvie une relation sado-masochiste destructive. Toutes les scènes de cet épisode sont en plans de travers à la Eisenstein pour souligner le malaise, l'ambiance mortifère. Suprême insulte pour Christine, Thierry ne la reconnaît d'abord pas. Après lui avoir raconté ses malheurs, il accepte d'envisager une correspondance secrète avec elle. Mais Sylvie intervient violemment et met un terme à ce vague projet. Pour la troisième fois, Christine devra prendre la fuite. Avec la plus totale indifférence, elle apprendra quelques jours plus tard que Thierry a tué Sylvie juste après son départ.

Dernière étape du voyage, Fabien (Fernandel), coiffeur de son état et amateur de tours de prestidigitation avec des jeux de cartes truqués. Fabien est marié, n'est pas trop heureux avec sa femme et a une fille qui s'appelle Christine. Tiens tiens! Il propose à son amie d'autrefois de retourner dans la salle du premier bal. La voyageuse devra se rendre à l'évidence que le souvenir du premier bal est très loin de la réalité, mais que pour les jeunes filles d'aujourd'hui (en 1937), il revêt toujours le même côté mythique.

Ayant ainsi épluché son carnet de bal, Christine rentre chez elle et Brémond l'accueille avec l'adresse de Gérard, le seul dont l'adresse lui manquait, celui qu'elle pense avoir le plus aimé. Sans qu'elle le sût, Gérard était quasiment son voisin. L'avait-il suivie secrètement au bord du lac Majeur après avoir été éconduit ? Peut-être même avait-elle envisagé de l'épouser. Selon Madame Audié, Christine n'aurait plus voulu de Georges parce qu'elle allait épouser un certain Gérard. Christine se rend donc sans plus tarder chez Gérard Dambreval et y trouve son fils Jacques, éploré. Ruiné, son père vient de se suicider et Jacques est désormais tout seul. Christine a enfin trouvé l'homme qu'elle recherchait : Jacques Dambreval (Robert Lynen) est la copie conforme de Gérard jeune. Elle va donc lui offrir d'habiter chez elle, puis de l'accompagner à son premier bal. Jacques s'en réjouit infiniment, d'autant plus que Christine s'est faite plus jeune et belle que jamais pour ce grand soir. Vient alors la dernière réplique du film : «Un premier bal, ça n'a pas tellement d'importance, ce n'est pas plus important qu'une première cigarette.» Et l'on comprend au moment où le film s'achève que l'initiation de Jacques ne s'arrêtera pas là, qu'il sera bientôt l'amant de Christine : ce n'est pas Jacques qu'elle aime, mais l'image qu'il lui renvoie. Elle aime en lui l'illusion qu'il lui donne d'être à tout jamais jeune, belle et aimée.

La lecture de cette analyse pourrait porter à croire que l'on sait désormais tout d'Un carnet de bal. Rien n'est plus faux. Chaque seconde est un trésor d'ambiances et d'intelligence. Un carnet de bal est d'abord un immense film à cause de son histoire parfaitement rythmée, de ses dialogues extraordinairement brillants (Julien Duvivier, Henri Jeanson, Bernard Zimmer), d'une musique envoûtante (Maurice Jaubert) et d'une brochette d'acteurs au sommet de leur art. Son apparente superficialité doit beaucoup au jeu de Marie Bell (il faut l'entendre comme elle dit son nom, Christine de Guérande : on a l'impression qu'elle s'est exercée cent fois à le prononcer avec cette distinction faussement détachée). Mais c'est un film dont les multiples tiroirs ne s'ouvrent pas facilement. La désillusion est camouflée par l'humour, la perversité par la bienséance, la solitude par le bavardage. Les personnages du carnet de bal n'ont rien fait de leur vie, et Christine la première. Et lorsqu'ils en ont fait quelque chose, ils ont été en même temps les artisans de leur perte. Tout cela sous des dehors légers, des traits d'esprit et des situations cocasses.

Jacques Siclier, critique cinématographique qui faisait la pluie et le beau temps à une certaine époque, n'avait pas de mots assez méprisants pour ce film (c'était le jeu de Marie Bell, notamment, qui l'insupportait). Mieux vaut donc se souvenir de ce que Jean Renoir écrivait sur Duvivier dans ses mémoires : «Si j'étais un architecte et devais construire un monument du cinéma, je placerais une statue de Duvivier au-dessus de l'entrée. Ce grand technicien, ce rigoriste, était un poète. Ses films ne se limitent jamais à l'exposition du sujet, ils nous entraînent dans un monde à la fois réaliste et irréel. Ses personnages sont vrais et pourtant il leur arrive d'être fantastiques.»

Cette analyse a été rédigée en 2006. Il n'existait à l'époque qu'une seule édition du film en vidéocassette, datant de 1994 (René Château), depuis longtemps épuisée. On ne pouvait donc guère espérer la trouver que dans des médiathèques. Une nouvelle édition en DVD est parue en 2011, directement copiée de la cassette, sans la moindre restauration, sans bonus, sans documents. Avec cette rondelle qui va siphonner le tout petit marché existant pour ce genre de film, il faudra hélas attendre encore des années jusqu'à ce qu'un éditeur ose se lancer dans une véritable restauration commentée.
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le 13 nov. 2011

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