Qu’il est beau ce souvenir, celui qui sans cesse se meut, se transforme, s'intensifie, s’embellit, pour devenir une formidable histoire qui, à force d’être racontée, n’a plus besoin de mots pour nous toucher. Le souvenir bavard se muétise, ne laisse plus que des images, du silence, dans une brume chaude et rassurante, comme une brise d’été sur la plage. Ce sont souvent des premières fois qui laissent ce genre de souvenirs: un premier émoi, une première rencontre, un premier visionnage, une première soirée. Parce que ces fois-là sont elles-mêmes floues quand elles adviennent, tant elles vous secouent si elles sont réussies (les premières soirées surtout…). On voudrait tous revivre ses premières fois. Leurs souvenirs restent beaux même s’ils deviennent regrets, car ils nous rassurent, nous portent; les premiers échelons de nos “vivantes échasses (...) parfois plus hautes que des clochers” pour paraphraser Proust à la fin du Temps retrouvé, qui nous empêchent de tomber. Ils nous rappellent qui nous sommes. Peut-être que ce premier visionnage d’un été 42 deviendra un de ceux-ci. On verra.
En attendant, le personnage principal, Hermie, nous raconte un de ces souvenirs-là. Des premières vacances entre potes sur une île. Il fait chaud, les parents laissent faire ce “trio terrible” composé d’Oscy, Benjie, et donc Hermie. Tous les trois, ils observent, ils découvrent. A trois ils tracent leur chemin, cherchent à décrypter ce monde qu’enfin ils conscientisent. Parce qu'un été 42 est aussi un formidable film sur l’amitié, les liens qu’elle tisse à travers, toujours, ces premières fois, celles que l’on peut vivre à plusieurs: une première sortie cinéma, des premiers actes de “voyeurisme” (toutes proportions gardées) . Alors le souvenir se partage, il prend plus de corps, chacun garde ce qu’il veut et, au moment de se le remémorer, chacun apporte sa pièce au puzzle, certains des images, d’autres des mots. Toute la première partie du film se construit ainsi. Oscy, Benjie et Hermie sont toujours ensemble, vivent tout ensemble. Ainsi le souvenir est vif, les corps bougent, les dialogues s'enchaînent. Tout est relaté tel que c’est arrivé. Dans cette ébullition, le désir naît.
Mais peut-on vivre cette première fois, ce premier désir à plusieurs ? Vivre la naissance du désir, sauter dans cet inconnu, à plusieurs a quelque chose de réconfortant, mais aussi d’impossible. Parce que le désir est égoïste. C’est seul qu’on le découvre, et seul qu’on le vit, pour toujours. Benjie disparaît petit à petit du groupe car il est trop jeune, trop candide, pour comprendre ce qui se passe chez ses deux camarades. Quant à Hermie et Oscy, ils se disputent, se frappent, car ils ne veulent pas partager, ne peuvent pas. Et quand ils essayent de partager, c’est le drame (épisode de l’achat de préservatifs, la première fois de Oscy). Alors ils se séparent pour un temps, mais quand ils se retrouveront, l’un des deux sera mort. Dès que le désir est plus solitaire, comme il devrait toujours l’être, son souvenir est plus flou, moins causant, moins bruyant, et pourtant s’intensifie. On le voit ici à travers les yeux de Hermie, dans ses discussions avec Dorothy, de plus en plus muettes, jusqu’à devenir une merveilleuse scène d’amour, où il n’y a plus de paroles, que des images comme dans une sorte de rêve. Le souvenir d’une première fois.
Définitivement la plus belle du film, cette longue scène est à la fois un rêve d’amour, un double adieu, et un meurtre. Un rêve d’amour dans laquelle ces deux corps filmés de manière si légères s’entremêlent, se rassurent mutuellement : l’un pour consoler la perte, l’autre pour affronter l’inconnu. Un double adieu puisqu’il s’agit de la dernière rencontre entre Dorothy et Hermie, mais aussi la recherche du souvenir d’un mari aimant qui n’est plus là, à qui l’on n'a pas pu dire adieu. C’est comme cela que Dorothy lui dit adieu, en consumant une dernière fois son amour en son souvenir. Et enfin un meurtre, puisque que c’est un enfant qui meurt avec Hermie qui découvre l’amour.
Parce qu’enfin, Un été 42 est un parcours initiatique, l’expression du passage à l’âge adulte à travers les yeux d’un garçon de 15 ans. Pendant au moins les deux premiers tiers du films, on suit un groupe de garçons un peu gauches, parfois vulgaires (mais charmants dans leur vulgarité), mais si joyeux, prêt à tout pour faire comme les plus grands, mais toujours en faisant moins bien. Puis le désir naît, les garçons se séparent. Hermie découvre l’amour, et l’enfant qu’il était meurt dans les bras de Dorothy. Il est un homme maintenant. Il retrouve Oscy, mais son regard n’est plus le même, il n’a plus cet éclat enfantin du bambin qui s’émerveille de ses découvertes et de ce monde qui l’entoure. Même le ciel d’été s’est assombri.
“Mon enfance éclata
Ce fut l'adolescence
Et le mur du silence
Un matin se brisa
Ce fut la première fleur
Et la première fille
La première gentille
Et la première peur
Je volais, je le jure
Je jure que je volais
Mon cœur ouvrait les bras
Je n'étais plus barbare
Et la guerre arriva
Et nous voilà ce soir”
Si le grand Jacques voulait faire parler Hermie.