« Ce pays est foutu ». La réplique qu'on peut entendre au milieu du film sonne comme une sentence définitive. Pour son premier long-métrage, Mehdi M. Barsaoui ancre un drame familial durant la période des Printemps Arabes. Un riche couple de Tunisiens voient leur jeune fils grièvement blessé lors d'un échange de coups de feu entre la police et un groupe islamiste. Dès lors, les deux parents sont pris dans une course contre la montre pour la survie de leur enfant qui doit subir une greffe de foie.
La mise en scène traduit l'urgence de la situation par de nombreux plans caméra à l'épaule et des transitions brutales entre les séquences. Pour autant, le cinéaste recherche moins les effets de suspens hollywoodiens que la complexité des émotions suscitées lors de quelques gros plans marquants. Durant le tournage, M. Barsaoui avait constamment avec lui un cahier d'émotions où étaient répertoriés en dessin les regards et attitudes corporelles du couple d'acteurs principaux pour chaque scène. Il n'en fallait pas moins pour un récit qui mêle des problématiques de paternité, d'adultère et de rupture amoureuse. En résulte un jeu saisissant des deux interprètes, notamment Sami Bouajila récompensé à la dernière Mostra de Venise par un Prix d'interprétation masculine dans la section Orizzonti.
Ces qualités formelles ne doivent toutefois pas occulter la densité d'un scénario réécrit à vingt-trois reprises. Le choix du contexte politique, à savoir la chute du régime de Ben Ali et de celui de Kadhafi en 2011, n'est pas qu'une toile de fond. Là où par exemple Cold War (2018) utilise le rideau de fer comme ressort dramatique à la relation amoureuse entre ses deux personnages, Un Fils procède de manière inverse. Le sort de Miriem, Fares et leur fils sert à catalyser des problématiques de la société tunisienne. Des dires du réalisateur lui-même, la famille parfaite et souriante qu'on découvre lors d'un pique-nique durant la scène d'ouverture est à l'image de la Tunisie de Ben Ali. Vanté comme le pays le plus compétitif et progressiste d'Afrique, il cache une corruption aux odeurs de fin de règne, que le film dévoile progressivement. Le décor est planté par la grève dans l'usine détenue par Fares et les élections à venir que les islamistes menacent de gagner. C'est surtout le drame qui fait surgir les problèmes enfouis, une relation adultère de Miriem qui est encore aujourd'hui punie de cinq ans de prison par la loi tunisienne. M. Barsaoui vise explicitement le patriarcat, qui se manifeste aussi par une scène de harcèlement de rue. Il en déjoue les schémas en plaçant Fares face à ses contradictions de père et mari aimant, pour mieux leur apporter une résolution salvatrice.
Le conservatisme ambiant met également en difficulté la convalescence de l'enfant. À cause d'un tabou religieux, le don d'organe est peu répandu, ce qui le condamne à une mort certaine. Pour sauver son fils, Fares envisage de recourir au marché noir. S'éloignant un temps des protagonistes, la trame narrative incrimine le trafic d'organes. Elle décrit l'économie de guerre mise en place durant le conflit libyen, en suivant les trafiquants traversant la frontière entre la Tunisie et la Libye. Au détour d'un dortoir sordide, la caméra se place à hauteur des pieds d'enfants, réquisitionnés pour leurs corps. A la douleur bien visible de la famille déchirée, le film oppose avec force de suggestion la douleur muette des victimes de guerre.
Certes, la profusion des thèmes abordés peut nuire à leur impact ainsi qu'à leur lisibilité. Un scénario trop éparpillé est caractéristique des premiers films de réalisateurs. C'est d'ailleurs à cause de cette surabondance thématique que le cinéaste a éprouvé quelques difficultés auprès des producteurs. La cohérence du film n’est pourtant pas entachée. En se focalisant sur le microcosme familial, Un Fils aiguise son regard sur la société et l'histoire de la Tunisie. Sur la théorie politique, le récit a cet avantage de situer un sujet et le charger d'affects : en l'occurrence, il synthétise la destinée d'un pays à travers celle de quelques individus. M. Barsaoui propose un panorama de problèmes contemporains qui trouvent un dénominateur commun autour de l'appropriation du corps. Si le système qu'il décrypte semble indépassable, le réalisateur ne verse pas dans le pessimisme. La sphère intime, malmenée par les conflits et les dogmes, fait preuve d'une belle résilience lors des dernières scènes.