Qu'importe l'ivresse, pourvu qu'on ait le flacon
Dépucelage de Kazan, et première belle impression.
Replacé dans on époque, ce film est, sinon visionnaire, du moins une belle analyse de la place des médias et de leur démagogie simplificatrice, qui recherche la phrase qui fait mouche, l'acteur qui va faire vendre plutôt que celui qui va défendre le produit. Les scènes où, à travers les médias, 'Lonesome' Rhodes parvient à faire acheter à peu près n'importe quoi par le pouvoir de sa voix, de son personnage, sont révélatrices et ne déparent pas aujourd'hui. C'est le début de la professionnalisation dans ce domaine, de la force de l'image, mais aussi de celui qui y apparaît. Kazan se fait donc témoin de son époque et voit plus loin les dérives que ces pratiques peuvent entraîner (marketing roi, paraître plus fort que l'être, le flacon plus que l'ivresse).
Mais ça ne suffirait pas. un film trop ancré dans son époque vieillit, perd de sa force et ne devient que témoin historique. "Un homme dans la foule" est plus que ça, et c'est, comme avec les grands classiques, parce qu'il brille par son universalité, donc intemporalité, qui évite le décalage spectateur contemporain/film d'époque. L'entrée réussie par ce thème n'est qu'un prétexte à la mouvance de grandes forces qu'on retrouve dans les grands films et qui permettent d'y revenir et de s'y retrouver. Car "Un homme dans la foule", c'est finalement surtout le thème classique de "rise and fall", comme peut l'être "Barry Lyndon". L'ascension de Rhodes, qui porte son sobriquet de 'Lonesome' mieux que personne, est l'archétype de ce schéma. Parti de rien, l'occasion fait le larron, et le voilà propulsé sous les projecteurs, c'est le début de la "hype", l'homme qu'il faut connaître. S'il fait mine de ne rien subir et de maîtriser cette ascension, de pouvoir tout arrêter à tout moment pour revenir à sa simplicité d'antan, il est en réalité brisé par la société qui ne laisse pas de place à ce retour à une vie simple. Arriver en haut, c'est y rester ou mourir, Rhodes doit se conformer à cette image et céder aux tentations que lui apportent son nouveau rang, sous peine non de retrouver une simplicité et son identité, mais plutôt d'être exclu d'une société qu'il a contribué à changer et dont il ne peut plus se priver.
Le rythme du film est donc défini d'avance, avec la montée qui prend mine de rien pas mal de temps, avant que tout ne s'accélère en parallèle à la gloire de Rhodes qui s'emballe. Dommage que Kazan ne joue pas un peu plus avec cette idée, même si l'ancrage dans la société de marketing permet quelques variations et de toucher à d'autres sujets que le simple trajet de Rhodes. Rhodes, qui finit bien seul alors qu'il est regardé et écouté par temps, et dont l'interprétation par Andy Griffith est renversante de sincérité, tout son visage est en mouvement, la tension est omniprésente entre passé/présent et avenir qu'au fond, il connaît déjà.
Un homme dans la foule, un parmi d'autres, qui aurait (presque) pu être n'importe qui. Mais un homme dans la foule, qui en prend un bain, tout en en étant séparé par l'intermédiaire de transmission. Un homme perdu dans cette foule, piétinée par elle, qui ne parvient à la soumettre que pour un temps.