Au premier visionnage, la beauté de ce film m'avait tellement englouti que je n'aurais osé en parler – ce que je venais d'éprouver de toute façon était trop indistinct, et ineffable. Mais il était tard dans la nuit et j'étais moi-même dans un état de fatigue et de vide mental propice à m'abîmer comme un extatique dans la contemplation d'à peu près n'importe quoi. Si bien que le matin suivant, j'en étais à me demander si l'expérience esthétique dont je sortais la veille provenait de la qualité du film ou si elle tenait à l'état dans lequel je l'avais regardé. Il n'y avait donc à l'évidence d'autre moyen de m'en assurer que de le revoir, de jour, en disposant un peu mieux de mes facultés – ce qui m'autoriserait un visionnage probablement moins absorbé (et en ce sens moins profond) mais plus lucide.
Eh bien il n'y a rien à faire : même de jour, au plus clair de ma lucidité, ce film m'arrache à toute forme de rationalité ou d'effort intellectualisant pour me jeter de plain-pied dans l'espèce la plus pure et la plus intuitive de sensibilité, au beau milieu de ce monde irréel, frissonnant, fait de froid et de lumière. Peut-être, si vraiment il fallait trouver une réserve à émettre, me suis-je dit au revisionnage que les intonations exagérément lentes et autistiques des personnages pouvaient avoir un côté un peu ridicule, alors qu'elles m'avaient plutôt bercé et fasciné la première fois. Mais c'est si dérisoire ; ça n'occupe presque aucune place dans ce film, qui de toute façon n'essaie pas de faire parler tant les mots que la matière : celle des corps, des visages, la pression d'une caresse ou la vibration d'un regard.
C'est un peu vain d'ailleurs de chercher à retranscrire ce genre d'expérience par des mots ; il faudrait être poète. Disons que j'en garde l'impression d'un voyage dans une contrée éternelle – un coin d'ailleurs, de nulle part, hors du temps et de la civilisation – où j'aurais contemplé des gens jeunes et beaux, comme s'ils étaient eux-mêmes éternels, aller, venir, se désirer, se chercher, parfois pleins du poids des choses et de leur corps, parfois presque immatériels comme s'ils n'étaient plus que des silhouettes ou des fantômes. Philippe Grandrieux sait rendre ces choses-là sur un écran, capturer la vie secrète et l'âme oubliée des choses ; il sait oser la sensorialité, la lenteur, la macro, le tremblement ou le flou avec une radicalité qui le range immédiatement au rayon du cinéma alternatif, sinon expérimental, mais dont je suis encore un peu ébahi pour tout dire qu'elle puisse côtoyer tant d'onirisme et de délicatesse.
Un film plein de pesanteur et plein de grâce.