Dès 1962, avec The Man Who Shot Liberty Valance, John Ford s’interroge sur la manière dont le cinéma américain façonne, iconise et mythifie son histoire ainsi que les figures emblématiques qui la jalonne…

Lui qui, pendant longtemps, a largement contribué à forger la légende du cow-boy, opposant physique aux Indiens alors considérés comme des obstacles au progrès, opère un revirement dans les années 1960. Il entame alors une réflexion plus nuancée, mettant à l’agenda la question inextricable du rôle du cinéma dans la construction des mythes fondateurs des États-Unis.


Dans A Complete Unknown, James Mangold semble, d’une certaine manière, répondre et prolonger directement ce travail fordien, inscrivant sur grand écran la légende du jeune folksinger du Midwest devenu rockstar.

Il surligne en rouge fluo l’icône Bob Dylan, incarné par un impeccable Timothée Chalamet, qui passe son temps à arpenter les routes en moto Triumph, vêtu de la tête au pied comme sur les pochettes des premiers albums de Bobby Dylan, griffonnant frénétiquement des paroles sur des bouts de papier à toute heure du jour ou de la nuit et subjuguant son entourage par un talent d’écriture hors du commun.


Hollywood, à plein de sa maturation formelle, nous livre ici un film impeccablement bien écrit, bien scénarisé, bien interprété, centré sur la musique, les chansons, les paroles mêmes des récits dylanniens, que les scénaristes James Mangold et Jay Cocks s’évertuent à faire entrer en résonance avec l’iconisation en cours du grand Bob Dylan.

Alors évidemment, comme d'habitude dans ce genre de biopic, on s'arrange avec quelques faits réels pour faire entrer au chausse-pied les objectifs du projet. Il s'agit ici de coucher sur pellicule l’image d'Épinal de ce cher Robert Allen Zimmerman. Qu'importe si pour cela il faut tordre l'Histoire.


En réalité, c'est là que le vertige arrive et il est immense.

L'histoire de Bob Dylan c'est avant tout celle d'un personnage aux multiples facettes. Dont la discographie s’étire sur près de 70 ans, qui aura enregistré près de 55 albums (rappel en fin de film), qui, en 1986, lança un *Never Ending Tour* cumulant plus de 3 000 concerts à travers le monde. Prix Nobel de littérature, chanteur de folk, rockstar, interprète de gospel évangélique, guitariste de talent, pianiste hors pair, peintre, sculpteur, Minnésotain, New-yorkais, Londonien, créateur insaisissable.

Tout ça est balayé de la main. Tout ça est passé sous silence.


Si Dylan s’est toujours refusé à être résumé, figé, restant insaisissable, énigmatique, distant, tant pis pour lui.

Mangold, n'a pas le temps pour ces conneries et assume clairement avec son *A Complete Unknown* fait exactement l’inverse de ce récit de vie.

Il va jusqu’à faire dire à l’impeccable Timothée Chalamet que « le passé importe peu », que chacun est libre de le façonner à sa guise. Une manière de faire taire les rageux, une manière de s'autoriser l'encapsulage en règle d'une personnage aussi complexe que l'ami Dylan

Ce postulat, plus que discutable, est figuré jusque dans les moindres détails.

Pendant près de 2h30, Chalamet est ainsi littéralement déguisé en Bob Dylan : coupe de cheveux ébouriffée, clope au bec, lunettes de soleil et casquette gavroche vissée sur la tête, housse de guitare trimballée un peu partout… Tout y est. Tout est réuni. Le cahier des charges est respecté à la lettre. Dylan, mis en boîte.


En 1962, avec The Man Who Shot Liberty Valance et la célèbre réplique « Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende », Ford pointait la tendance du cinéma américain à glorifier le mythe et à façonner, ainsi, une sorte de réalité parallèle.

Ironie du sort que de voir, près de 60 ans plus tard, James Mangold pris en flagrant délit d’appliquer à ce point cette maxime pour l’ériger en principe fondateur de son film. Là où Ford démontait les rouages de la fabrication du mythe, A Complete Unknown ne s'embarrasse pas de ces questions, sculptant la fresque mythologique d'un Dylan comme figure figée, comme archétype du gamin du Midwest débarquant à New York, guitare en bandoulière pour répandre son génie musical.

I Contain Multitudes nous disait Dylan en 2020.

Pas ici, pas en 2025, pas chez James Mangold.


evguénie
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