Un matin d'août 2006, à Chennai. En sortant de l'aérogare, les yeux embrumés d'un long voyage, je me confrontais, sans doute véritablement pour la première fois, à ce qu'on appelle l'altérité. Des visages souriants et chétifs me regardaient, des chauffeurs de taxis aux allures modestes et misérables qui se disputaient la primauté de nous conduire à l'hôtel. La chaleur écrasante allait de paire avec la volubilité de cette ville plus grande que Paris, les Klaxons virevoltants, les Rickshaw qui se bousculaient sur les quatre voies aux chaussées défoncées, entre les mulets et les autocars et une vache traversant de manière impromptue la plate-bande centrale. Entrochoqués comme des boules de billard dans ce taxi minuscule nous nous laissions happés par l'immensité colorée et extraordinaire de l'Inde. Tout de suite nous comprenions le privilège octroyé aux aventuriers qui pénètrent cette terre en tout point étrangère : des odeurs incomparables, entre misère, épices, encens et fruits tropicaux, les singes qui cheminaient d'arbres en arbres entres les maisons de formes et de tailles diverses, parmi les panneaux publicitaires géants. L'Inde est remplie de monde et de couleurs : les vêtements colorés, les élégants saris se côtoient dans les rues couvertes d'une foule qui ne se disperse jamais. La misère côtoie la beauté, les palais de Maradja font face aux bidonvilles, les Gopuram des temples, peintes comme le furent nos cathédrales, resplendissent dans le dédale des rues et la jungle . Ce pays est d'une indescriptible beauté. Il faut pour le croire, s'y rendre, pour mesurer l'étendue du choc et de notre ignorance de cette civilisation millénaire que nous connaissons si mal...


Il parait que quand on arrive en Inde on ressent un malaise profond, on tombe malade. C'est l'inverse du syndrome de Stendhal. Mais quand on en repart, on est bouleversé, terrassé par la beauté de ce pays. Le monde se divise alors en deux, ceux qui y sont allés, et les autres. Très peu de pays restent aussi mystérieux et déroutants que l'Inde, un pays très surprenant qu'on ne sait comment aborder tant il paraît étranger et différent de l'Occident. Lelouch a su en capter l'atmosphère...


Je ne connais pas bien ce réalisateur, réalisateur pourtant célébrissime, mais j'ai la chance de connaître un peu l'Inde et ce film, véritable invitation au voyage, a réveillé en moi cette sensation d'exotisme propre au voyageur arraché à lui-même, perdu dans un pays immense et enivrant.


Et, Lelouch, avec sa simplicité, sa tendresse et son romantisme parvient, par bribes, au travers de quelques plans majestueux, de quelques détails insolites à faire surgir toute la magie de ce pays que j'invite tout le monde à découvrir : les regards amaigris et bienveillants des habitants, les couleurs chamarrées du Gange, le chaos indescriptible et vrombissant des villes, la nourriture épicée, la musique dansante et trépidante, ce pays plein de vie et d'une folle jeunesse.


Rien de mieux, de plus magnifique que l'Inde pour éveiller le sentiment amoureux. C'est le pays des histoires à l'eau de rose : les romances de Bollywood en sont l'illustration. Antoine - Jean Dujardin - est un compositeur de musique de film renommé qui file en Inde pour produire la bande-son d'un réalisateur indien célèbre, qui vient de terminer son nouveau film, Juliette et Roméo. Reçu en grande pompe par l'ambassadeur - Christophe Lambert -, il rencontre également sa femme, Anna - magnifiquement interprétée par Elsa Zylberstein, une femme timorée mais animée par la croyance en la réincarnation, en la guérison par le darshan, cette tradition hindouiste de la transmission spirituelle par le regard, un monde mystique, ampoulée et tellement à l'opposée de nos valeurs occidentales. Antoine rit d'abord de ces élucubrations, se rappelant aussi que sa compagne va bientôt le rejoindre en Inde. Mais voilà, il a affreusement mal au crâne. Il consulte, il a un caillot dans le cerveau, il peut mourir à tout instant. Il refuse cependant de se faire soigner à l'hôpital et se met à rejoindre Anna, partie en pélerinage au Gange se purifier avant d'aller retrouver la mystique Amma, à laquelle on prête des dons divins et une propention aux écrouelles et qui accordera la fertilité à Anna, du moins cette dernière l'espère-t-elle. On se rend compte alors, dans ce périple authentique au coeur de l'Inde spirituelle et pauvre aussi, qu'il ne part pas tant pour guérir que pour retrouver Anna ou du moins pour guérir du coeur plutôt que de la raison. S'ensuit une tendre romance, drôle, envolée, dure aussi, rattrapée par les responsabilités et la culpabilité d'hommes et de femmes mûrs. Les films dans le film se succèdent, entre rêves et fantasmes, la frontière avec le réel est ténue, comme le prouve le film du réalisateur indien, histoire vraie rejouée avec les mêmes acteurs que dans la vraie vie.


La musique accompagne merveilleusement le film : la bande son de Francis Lai, collaborateur cher à Lellouch est magnifique, à la fois symphonique et mystique, par les musiques indiennes qu'elle incorpore. La musique est centrale dans le récit du film : Antoine est compositeur de musique de film, il dicte la couleur et la tonalité d'une scène par sa musique, et lorsqu'il évoque ainsi la musique, au cours des conversations, l'orchestre, en fond sonore, semble exhauser ses souhaits. Le Gange lui fait penser à une symphonie et voilà qu'une symphonie surgit. Puis il y a la compagne d'Antoine, une pianiste professionnelle, incarnée par Alice Pol, qui ira de déconvenue en déconvenue, remplacée par le charme irrésistible d'Anna, et de l'Inde qu'elle semble incarner. Anna, que l'on déteste au début du film, potiche, naïve, insupportable et qui lentement devient sensible, touchante, sensuelle. Comme Antoine, on tombe sous le charme, on détourne la tête mais il est déjà trop tard.


Lelouch filme l'Inde au naturel, sans figurant, des visages authentiques, une Inde vibrante, réelle, tangible, terriblement réaliste. Et puis il y a cette scène, où Antoine et Anna rencontre, au terme d'un long périple et après un bain purificateur splendide dans le Gange, la fameuse mystique Amma, une femme réelle, qui aurait tenue dans ses bras plus de 30 millions de personnes, véritable divinité en Inde. La musique recouvre cette scène d'embrassade où les anonymes défilent dans de tendres étreintes, quelques larmes et des murmures susurrés à Amma. Incantations et musique classique se mêlent dans l'intimidité de la caresse, c'est somptueux, une scène extraordinaire et on se met à croire à cette fantaisie, à cette superstition, à cette mystique tant la rencontre est bouleversante, magistrale. Nos acteurs ont patienté, des heures, pour pouvoir à leur tour, serrer dans leur bras la vieille femme, sans aucun artifice - elle ne savait pas qu'ils étaient acteurs. Ils y croient, on y croit. C'est réel. Ici le cinéma rejoint la réalité, la mystique devient tangible, la foi devient limpide. Merveilleux.


Le film n'est pas exempt de défauts : il s'éternise un petit peu mais ce n'est que pour le plaisir de faire durer la romance et le voyage.


Restent ces évocations colorées de l'Inde, cette histoire d'amour simple et tendre, une simplicité qui sied si bien à Lelouch, portée par un duo d'acteurs fantastiques. L'Inde est un pays fantasmagorique et le vieux réalisateur qui a si bien filmé l'amour parvient à réssuciter sous nos yeux et l'amour et les voluptés de l'Orient, avec un O majuscule, flamboyant et dramatique, un amour mature, houleux, naturel. Le film se confond avec le réel par sa tendre simplicité, le film de Lelouch est vivant et ses défauts sont masqués par l'élan irrépréssible qui vous embarque dans les trains indiens, bondés, les foules au bord des rives du Gange, les prières éplorées et la beauté de l'Asie. Une véritable invitation au voyage.

Tom_Ab
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le 27 déc. 2015

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