UNDER THE SILVER LAKE est une œuvre qui se doit de rester insaisissable. Sa beauté réside dans le questionnement et non son résultat. Il est un objet difforme sur lequel nos mains ne cesseraient de caresser les sillons, ses imperfections, pour la simple et unique sensation que sa courbe procure. Car UNDER THE SILVER LAKE est un peu comme une belle femme, fatale, à qui il serait sacrilège de percer sa beauté ou son mystère. Arrêtons les comparaisons là car UNDER THE SILVER LAKE n’a nul semblable. Il rayonne, il obsède, il devient objet de fétichisme ; un peu comme tout ce qui le constitue. De ce fait, il apparaîtrait presque comme la continuité retorse et désenchantée de Ready Player One où le constat de l’Oasis était déjà sans appel : la nostalgie nous fait vivre autant qu’elle nous enferme ; l’accumulation de références accouchant d’un monde vidé de sa substance, de ses mythes et de ses histoires.


En empruntant une route faussement pop, UNDER THE SILVER LAKE se construit autour d’un monde qui ignore être en crise, autour d’une culture à bout de souffle où les films ne sont plus que des mirages d’eux-mêmes et des fantômes d’un passé cinéphile. Dans cet univers en constant décalage, Andrew Garfield est Sam, un loser fauché qui ne vit qu’à travers des souvenirs et des images ; une sorte de Travis Bickle qui aurait pris l’apparence de Norman Bates (oui, le « Dog Killer », c’est probablement lui) pour composer un personnage aussi paumé et voyeuriste que le Jake Scully de Body Double. Un être qui erre au milieu de fantômes, dans un purgatoire où les icônes se fragilisent et ne sont représentées qu’à travers leur caractère mortifère : des masques de vie (de Grace Kelly à Johnny Depp) que l’on accroche au mur comme des trophées et des légendes qui ne vivent leur éternité qu’à travers leur stèle funéraire. Sam sera ainsi confronté à cette société décadente où une scientologie de pacotille, faites de pyramides mégalomanes et de nababs pharaons, a contaminé les esprits du tout Hollywood.


Hollywood, cette industrie qui nous vend l’apparence du rêve pour n’offrir que perversions en coulisses. En ce sens, UNDER THE SILVER LAKE n’a pas à rougir de sa comparaison avec Mulholland Drive tant il aborde les mêmes thématiques – le rêve de paillettes se métamorphosant en cauchemar de mal-être – et propose une vision singulière de la machine hollywoodienne (non sans faire penser parfois au Jour du Fléau de John Schlesinger). Comme l’impression d’avoir assisté à une synthèse du Hollywood Babylone de Kenneth Anger tant les scandales, secrets et légendes noires des années folles ont encore une résonance à notre époque ; une sorte de boucle qui se renouvelle pour créer les mêmes vices et les mêmes rêves illusoires. Et c’est sur cette sombre vision que David Robert Mitchell bâtit son édifice aussi hallucinant et féroce que cette imitation d’une Marilyn Monroe sortie de son film inachevé, Something's Got to Give. Car UNDER THE SILVER LAKE a bien quelque chose à nous donner : de la référence jusqu’à saturation.


Dans l’appartement de Sam s’amoncellent ainsi les produits du souvenir et les rappels au passé ; comme si ce lieu était une zone de confusion temporelle pour son personnage principal. L’avis d’expulsion sonnerait ainsi presque comme une métaphore dans la mesure où il amorce la quête intérieure de Sam : un voyage à travers ses références et la prise de conscience de la vacuité de ce monde de citations. David Robert Mitchell filme Los Angeles comme une référence à elle-seule à travers ses égouts et ses « easter eggs » : la Cité des Anges se pare alors d’une terrible atmosphère de Film Noir où la fiction n’est qu’une parabole décalée de notre réalité. Les genres se mélangent, s’entrechoquent et composent un univers qui se cherche une identité à travers l’irréalité de sa construction. Tout y est à la fois décentré et connecté, flottant et vaporeux ; à l’image de ce lac argenté aux mystères aussi (dis)solubles qu’irrésolus.


Les hiboux se cachent-ils pour mourir ou pour percer les secrets tapis dans l’obscurité ? Les spéculations, les probabilités, les coïncidences ne cessent d’alimenter les questionnements. Peut-on alors résoudre l’énigme en suivant des coyotes, des « hobo signs » et des signaux de fumées ? Bonne question, réponse plurielle. Car dans les coupures de presse, les boites de céréales ou les vinyles inversés, le personnage en vient à remettre en question tout ce qui semble avoir une réponse (ou ne pas en avoir). La référence finit elle-même par se dérégler, par aboyer et par devenir aussi difforme et insensée que ces soi-disant messages cachés. Même Spider-Man n’est plus ; les fils sont désormais ceux d’un chewing-gum et le comics n’est plus qu’un objet collant, s’accrochant au pauvre Andrew, objet dont il faut se débarrasser. La mort (du fantasme ?) elle-même mute en une référence érotique d’une couverture Playboy ; sans doute le reflet d’une époque où il est devenu presque impossible d’assouvir nos fantasmes.


Jusqu’à cette scène « climax », celle d’une rencontre du troisième type où la pop culture personnifiée pianote son héritage tout en rejetant le caractère iconique de ce fardeau qui passe de générations en générations. « Qu’est-ce que tout cela veut dire ? » demande Sam au Compositeur avant de lui fracasser le crâne à coup de Fender (elle-même référence à Kurt Cobain). Derrière l’œuvre d’art, le film culte ou l’hymne d’une génération, se cache toujours une industrie qui gagne sa croûte avant tout : rien de culte, simplement un recyclage en série de productions « kleenex ». Faut-il alors y voir un rejet ou une libération de la pop culture ? A vous d’en juger.


« I Can See » annonce alors un panneau publicitaire sur le point d’être remplacé par une nouvelle référence. Passer à autre chose, est-ce là la conclusion d’UNDER THE SILVER LAKE ? Histoire d’une peine de cœur et d’une perte de repères dans un monde qui n’a désormais plus aucun sens, le film de David Robert Mitchell invite à expulser le passé pour partir vers un avenir, incertain certes, mais plein de possibilités. Rêvant de devenir quelqu’un puis personne, Sam abandonne tout et s’abandonne lui-même à la vie, à une liberté retrouvée et à un changement de perspective. Il est désormais l’heure de rejoindre le « septième ciel », celui où un intertitre déclame en silence : « Never Look Down, Always Look Up ».


Il arrive parfois que l’on cherche des choses qui n’existent pas. Des choses improbables dans des situations qui relèvent de la pure paranoïa. Et l’on s’invente des réponses, des coïncidences, des spéculations, qui ne cessent au final d’alimenter un seul et même questionnement : que cherchons-nous dans cette investigation ? Un résultat ? Une délivrance ? Des réponses ? Nous traquons des choses qui n’existent pas. Il est bon parfois de ne pas savoir où un film nous emmène. Peut-être parce que le chemin, bien que composé entièrement de zigzags, en vaut certainement la chandelle. UNDER THE SILVER LAKE se constituerait alors un empire de sens où chaque spectateur s’approprierait l’œuvre en lui conférant une vision singulière. Une œuvre aussi étrange qu’hypnotique, s’accrochant à nous comme on s’attache à elle. Œuvre dense sur le déclin de la nostalgie, le film de David Robert Mitchell grave son épitaphe terrible sur la tombe d’Hollywood – Que devient le rêve quand le rêve est fini ? – pour mieux envisager la résurrection du cinéma par le cinéma. UNDER THE SILVER LAKE s’impose ainsi comme l’une des propositions les plus audacieuses, hybrides et pertinentes de la décennie.


Critique à lire également sur mon Blog
Extrait dans l'article "Les 100 films à retenir des années 2010"

blacktide

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