J’ai commencé Under the Skin, un plateau télé sur les genoux. Et pourtant, dès les premières secondes du film, j’ai compris que j’étais dans la mauvaise disposition. Il me fallait être complètement disponible pour ce film. Fascinée par ces premières secondes dans l’obscurité, par cette lumière grandissante, par cet être naissant autour duquel tourbillonnait un air de transe. Cela relevait peut-être de la beauté silencieuse de Scarlett Johannson, être plus femme que femme, objet de désir d’une pureté presque asexualisée, désir en tout cas universel. Ou alors s’agissait-il de ce trou noir sous sa peau qui, comme ces hommes qui s’y noyaient un par un, m’attirait comme un air de vertige ou un désir de mort. Ou peut-être était-ce cette bande son quasi hypnotique qui me faisait entrer dans le cadre d’un rituel d’absorption totale. Il y avait de tout ça dans le piège que me tendait Under the Skin, moi, qui, comme les proies de cet alien en marche arrière, et qui m’amenait bientôt à me plonger tout entière dans le liquide de cette fascinante altérité. Car il s’agit bien ici de s’interroger sur les ressorts de la fascination et de notre rapport à l’altérité. L’alien, par définition, c’est l’altérité. Elle prend le corps d’une femme pour représenter à l’homme son autre : pas la femme humaine, réelle, celle qui partage notre propre vulgarité. Non, cet autre idéal, cet autre que nous ne sommes pas : beau, lisse et nous aimant. Que nous dit Under the Skin de notre rapport à l’autre ? Que nous y cherchons un exil noir, un oubli, mais surtout un reflet. L’extra-terrestre séduit ses proies par l’intérêt qu’elle leur porte, par l’amour qu’elle leur offre, mais aussi par cette marche face à face qu’elle leur propose en dernier instant : se voir en elle et pour l’éternité, s’abîmer en elle, se fondre dans ce reflet noir. Si l’alien choisit ce corps de femme parfaite, c’est surtout pour révéler à l’humanité, espèce phallique, son propre visage et avant tout ses faiblesses.
Petit à petit nous dépassons l’apparence, nous apprenons à voir sous la peau. Derrière la peau, il n’est ni homme ni femme. Il y a un être neutre qui regarde notre monde, engrange de l’information, tente peut-être de comprendre. Faisant se cotoyer scènes de quotidien sans filtres de l’Ecosse d’aujourd’hui, échantillon d’une humanité « normale », et scène hallucinatoires nous amenant dans un tiers-lieu indescriptible (cet univers parallèle, cet obsucrité profonde dans laquelle l’alien emmène ses proies), le film nous propose un vrai regard sur ce qu’est l’Homme. Avant tout, une espèce dominée par les hommes, pourtant faibles, corrompus par leur désir, rongés par le manque d’amour. Si elle poursuit sa mission avec tant de froideur, c’est probablement parce qu’elle y voit une énième coquille d’humanité, bientôt devenue déchet se noyant dans la noirceur de son regard. Son regard, point réel de relation au monde : elle observe le monde depuis sa camionnette blanche et enferme bientôt cette pauvre humanité de l’autre côté de la pupille.
Et pourtant, un soir, la voiture s’arrête et le visage qu’elle essaie de sonder est cette fois encapuchonné. Il n’est plus si facile de lire l’humain. Voilà alors qu’il enlève sa capuche et découvre au regard de l’alien un autre visage de l’humanité : celui de la victime, celui du souffrant, celui du rejeté. A travers cette blessure, l’alien découvre le cœur de l’humanité : ce besoin prfond, pur, d’amour. Bientôt, on ne sait plus si l’alien poursuit sa mission ou si elle soigne des plaies, si elle voit là une proie ou un objet d’amour. Après avoir avalé cet être blessé, l’alien se confronte au miroir et y voit à la fois la culpabilité mais aussi une humanité naissante en elle : pourquoi est-elle émue par cet homme ? l’humanité peut-elle être aussi ça, peut-elle être belle et digne d’être préservée ? Le récit bascule alors alors que l’alien s’appropriant son statut de femme, découvre l’humanité non plus en l’observant mais en la vivant. Elle traverse le voile blanc et ressort vulnérable. Humaine et vulnérable. Elle qui traquait des proies avec assurance, la voilà qu’elle aspire à l’affection pure et désintéressée de l’un, dans un moment de désespoir esseulé. Elle comprendra bientôt par l’expérience le sort réservé aux vulnérables, aux dominés dans ce monde cruel.

Under the Skin est un conte de science-fiction doux amer, où se mèlent poésie et terreur, réalisme et fantasmagorie, mais avant tout où l’on regarde le monde dans le miroir de cet œil : fascinés, nous sommes bientôt amenés à regarder cet être pour ce qu’il est, pour ce que nous sommes, dans toute notre fragilité et notre violence, dans toute notre beauté et notre horreur.

BeatriceKiddo
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le 14 févr. 2020

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Beatrix Kiddo

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