Le noir d’abord, le néant sûrement. Puis un orbe de lumière qui brille, qui palpite et s’amplifie, et puis des formes et des reflets et des cercles qui fusent, et puis un magma, quelque chose qui prend vie. Un œil. C’est un œil qui se construit, un commencement. On entend des bribes de voix, des syllabes prononcées comme quelqu’un qui apprendrait à parler. Des balbutiements, des hésitations, l’origine d’un nouveau langage. On est happé. On est sous hypnose, tout de suite, de vertiges stylistiques en abstractions audacieuses. Dérives vers d’autres points, vierges… Laura apparaît. Une extraterrestre se déploie, se tient debout. S’habille des vêtements d’une autre, à terre, figée. Il y a du blanc partout, incroyable. Elle s’habille.
La voilà prête à chasser les hommes, à les séduire et les digérer, assistée d’un émissaire à moto qui veille, toujours aux aguets. Mystérieux dans sa combinaison, sur sa moto. Il veille. Dans les rues de Glasgow, au volant de sa camionnette, elle aborde les hommes, pose des questions, leur demande un chemin, leur demande s’ils sont seuls. Laura est un succube, belle aventureuse portée jusqu’ici, acheminée pour quelles manœuvres ? Les hommes. Elle les amène quelque part où, ensorcelés, affolés, voulant la suivre tandis qu’elle se déshabille, ils s’engloutissent dans une sorte de flaque de ténèbres, visqueuse et terrifiante. Un vortex liquide. Des hommes aspirés, avalés dans un continuum indéchiffrable, sans limites et sans repères, où l’être se dérobe d’un tout. Ravissements précis à la Terre.
Puis l’intérieur de leur corps disparaît en un claquement assourdissant, charrié vers l’infini en un ruban rouge de viscères, et leur enveloppe charnelle flotte comme une méduse dans la substance du cosmos. Elle ondule dans une mer plasmique, amniotique, concrète et en même temps impalpable. Il y avait déjà un corps étranger, un corps intrus dans Birth, ce garçon étrange affirmant qu’il est la réincarnation d’un homme, d’un mari défunt. Under the skin va plus loin. Ce corps, il vient d’ailleurs, de plus loin que la mort. Il vient de la matière noire. Et par le regard d’une extraterrestre, il est permit de redécouvrir le monde et ses confins, le réel, comme une première fois, comme un espace à redéfinir.
Sa rencontre avec un homme défiguré, visage émergeant la nuit d’un portrait de Bacon, va inverser l’ordre des choses, la mécanique symbiotique d’un champ extrinsèque qui nous annihile. Scène pivot et poignante du film où deux "monstres" se parlent, se frôlent, se comprennent sans le savoir. Se ressemblent. Elle l’épargnera finalement, intriguée, touchée par sa simplicité et son désarroi derrière une apparente monstruosité. Lui n’y croit pas, pouvoir la toucher, faire l’amour avec elle peut-être, et il s’imagine dans un rêve, est-ce que je rêve, lui demande-t-il, et elle découvre alors quelque chose d’intangible, d’inexplicable, et son reflet aussi dans un miroir, son envie d’être soudain autre chose. Perception d’être humain. Essayer.
Under the skin est un film sur la solitude. Les hommes sont seuls. Laura est seule, seule à la fin dans cette forêt hérissée. Seule, à nu, retournée. C’est une science-fiction organique, sensorielle, crédible, qui parle d’abord de nous avec peu de dialogues, mais à l’instinct, bruissant d’émanations intimes. L’environnement sonore très travaillé, immersif, vient enrichir la puissance de l’expérience esthétique (réminiscences en vrac de Grandrieux, Eliasson, Barney, Viola…), et la musique impressionnante de Mica Levi n’est que vibrations, pulsations, stridulations. Il y a quelques flottements narratifs qui rompent parfois l’ambiance fascinante et ses élans angoissants, dans le dernier tiers quand Laura erre et cherche à s’émanciper, à se rapprocher de l’humain autrement qu'en l’absorbant. La fin, sublime, est d’une tristesse, d’une beauté et d’une poésie sidérantes. Où quand un prédateur affronte un autre prédateur… Là où ses proies s’engouffraient dans le noir, Laura s’exhale dans un ciel blanc pour revenir ensuite, en flocons de neige tombants.