Il est bien difficile de s'extraire du bain des sensations auquel nous convie Under the Skin et de trouver des mots pour expliciter le vécu auquel nous confronte Jonathan Glazer dans son troisième long-métrage. On sort du film époustouflé, intrigué, ébloui, sidéré par la beauté de certaines séquences et l'étrangeté diffuse qui domine le film dans son ensemble. Œuvre dont la parole est quasiment exclue au profit des sensations, des affects et de l'imaginaire, Under the Skin, en miroir de son héroïne aux dialogues rares, laisse le spectateur sans voix.

Malgré de nombreuses ellipses et la sécheresse minimaliste du récit, le film de Glazer se révèle furieusement complexe. La richesse thématique trouve un parfait écho dans les ambitions plastiques du réalisateur. Car, en premier lieu, il faut souligner les qualités visuelles et esthétiques du film. Under the Skin organise une confrontation entre, d'une part, des séquences formalistes radicales et aux revendications plastiques affichées et, d'autre part, des tableaux de l'Ecosse contemporaine aux paysages somptueux mais à la pauvreté sociale évidente et à la tristesse urbaine qui semble contaminer le moindre figurant. La très belle photographie du chef opérateur Daniel Landin, dans les scènes nocturnes comme diurnes, vient renforcer ce sentiment de vie anesthésiée et désaffectée.

Le film côtoie souvent l'expérimental, plus particulièrement dans les séquences de mise à mort (mais peut-on les nommer ainsi?) des proies de Scarlett Johansson. Ces séquences s'extraient quasiment du film par leur nature et leur esthétique, tout comme les hommes séduits sont soustraits à la communauté humaine. La répétition de ces scènes, soutenues par une musique oppressante, elle-même quasi-expérimentale, déploie des représentations de plus en en plus angoissantes car de plus en plus étranges, abstraites et difficiles à interpréter. Le sublime investit ces séquences : en dépit ou à cause de leur étrangeté et de leur inquiétante beauté, elles débordent littéralement le représentable.

Avec un tel titre, il est évident que le film ne peut faire l'économie de travailler la métaphore de l'organe peau. La peau assure plusieurs fonctions chez l'être humain: contenant des organes internes ; limite entre l'interne et l'externe ; organe de la communication entre l'intérieur et l'extérieur ; protection contre les agressions extérieures. Ici la peau constitue à la fois un moyen de rentrer en communication avec les proies : c'est en effet la peau, et le contour qu’elle dessine autour de l’héroïne, qui permet d'attirer les hommes. Mais il s'agit aussi d'une protection, d'un organe qui cache ce qu'on est réellement. Lorsque celle-ci est finalement percée, l'intériorité et l'intimité sont mises à jour et c'est tout aussi terrifiant pour l'individu en lui-même que pour celui qui en est témoin.

Le film illustre par ailleurs de façon moderne la figure du rôdeur, de la rôdeuse en l'occurrence. Cette figure trouve au sein du film une expression double : la rôdeuse cherche non seulement des proies mais également à comprendre l'humanité, l'expérience humaine, recherche qui s’exprime sur le plan de la mise en scène par de nombreux plans de groupes, de foules. La première expérience de l'être pour l'héroïne extra-terrestre se situe au sein d'un centre commercial, ce qui induit un biais dans la perception de la société humaine et de ses sujets. « Pourquoi faire les courses au Carrefour me rend l'humanité infréquentable ?» s'interrogeait Christophe Miossec il y a quelques années. Le personnage incarné par Scarlett Johansson s'il tente sans cesse d'approcher et de comprendre l'être humain n'y arrive finalement jamais comme si cette première représentation du sujet humain en tant que consommateur passif ne permettait ni l'empathie ni l'identification. Le contact à l'humanité se révélera même fatal pour la créature extra-terrestre.

A travers cette figure cette créature et celle de la rôdeuse, Glanzer interroge la nature de l'humanité et les liens de l'humain à celle-ci. A ce titre, la scène où la créature se découvre et s'observe dans un miroir apparaît particulièrement significative. Cette scène provoque la fuite de l'héroïne et son envie de faire « comme si » : comme si elle était humaine, comme si elle pouvait manger, comme si elle pouvait avoir une relation sexuelle. Mais c'est ce principe même de « comme si » qui signe l'impuissance de la créature à devenir humaine, car il ne s'agit pas ici de désirer mais plutôt de coller à un modèle de toute façon imparfait. La rencontre avec l'homme du bus, pourtant bienveillant, entraîne une perte de parole définitive, mais probablement volontaire, pour l'héroïne. Ni sujet du désir ni sujet du langage, l'héroïne est donc extérieure à l'humanité, ce que révélera bien malgré lui son agresseur. Le lien de la créature à l'être humain est ainsi caractérisé par la dangerosité, pour l'un ou pour l'autre.

Enfin, Under the Skin, afin de résoudre l'énigme de l'humanité, organise des relations spéculaires, la figure du miroir étant omniprésente dans des représentations tant concrètes que métaphoriques. La confrontation avec son image dans le miroir provoque chez la créature la revendication de son caractère humain et déclenche chez elle de la compassion. Cependant, le premier miroir qui lui a en réalité été tendu est constitué par le jeune homme au visage déformé qu'elle séduit. L'identification à ce dernier est évidente mais croisée : un être monstrueux à l'extérieur qui la renvoie à sa monstruosité interne, celle qui se cache précisément sous la peau.
Adam_Kesher
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le 19 juil. 2014

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Adam_Kesher

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