Le titre et le sujet du nouveau film de Kore-eda n’étonneront guère les familiers de son œuvre, qui questionne depuis longtemps cette étrange unité qu’est celle de la famille. A prendre en considération les trois grandes étapes de son travail, Nobody knows, Tel père, tel fils et cette Affaire de famille, on prend conscience de la méthode avec laquelle il opère : il s’agit avant tout de retirer à l’évidence de cette cellule une de ses composantes. Dans le premier, la fratrie se voit privé de parents, ces derniers ont la possibilité de choisir leurs enfants dans le second, alors que pour ce nouvel opus, la figure serait plutôt inversée, abordant avec ambivalence et subtilité la question des parents adoptés.
Kore-eda instaure cadre dans lequel il initie des mouvements atypiques. Dans cet intérieur exigu qu’est l’appartement de la grand-mère, qui prétend vivre seule et agace les services sociaux qui récupéreraient volontiers son bien, les sur-cadrages insistent sur l’improvisation et l’appropriation de l’espace par une communauté qu’on croit au départ contrainte à la cohabitation. Sur le plan financier, c’est le cas ; en matière d’affect, c’est une autre question. La première partie du film est ainsi une chronique qui déploie toutes les qualités qu’on connait au cinéaste : l’authenticité des portraits se construit au gré de séquences d’une grande tendresse, au fil desquelles, par touches successives, sont abordées des questions générationnelles et sociales, de la violence du marché de l’emploi (places aux enchères, prostitution quasi juvénile, pénibilité constante) à la solidarité nécessaire à la survie.
C’est là que se construit cette communauté dont on va comprendre sur le tard la singularité, mais qui, déjà, accueille une nouvelle venue en la personne d’une petite voisine battue et chassée du domicile. Nulle empathie manichéenne dans cette démarche, mais une sorte d’évidence à faire un peu de place dans un milieu qui est bien conscient de ne pas être exemplaire. La petite Yuri gagnera probablement le centre du cadre, poussant les uns à la tendresse, les autres à la confidence, et contraignant à renforcer ce fameux mouvement à l’intérieur du cadre qu’est la transmission.
Car dans cette solidarité forgée contre la violence du monde, la morale – qui semble souvent présenté comme la prérogative de ce même monde extérieur, aussi glacial dans ses leçons que son manque d’empathie – constitue la grande interrogation du film. Les très belles séquences de vol à l’étalage fonctionnent comme des rites initiatiques troublants, dans lesquels la maitrise d’un autre cadre – le magasin – se fait en équipe et joue de l’innocence traditionnellement rattachée à l’enfance.
Cette famille composée et largement condamnable fait l’objet d’un regard qui ne se limite pas à une empathie propre à forger des circonstances atténuantes. Kore-eda nous invite simplement – et avec une délicatesse et une authenticité qui, bien entendu, sont l’objet d’un travail virtuose et tout sauf simple – à faire connaissance avec ses protagonistes qui nous deviendront familiers. Cette école du regard s’oppose bien évidemment à celle que la société posera sur eux dans un épilogue riche en rebondissements (peut-être un peu trop, justement, seule réserve à porter à l’écriture qui, sur sa fin, oppose un peu trop mécaniquement des circonstances censées renouveler le statut de chaque personnage). C’est un jeu sur le huis-clos, une absence savamment dosée de contre champ, comme cette belle scène de feu d’artifice invisible où le bouquet final n’est pas dans le ciel, mais sur la devanture d’une maison, offrant une photo de famille touchante, qu’on retrouvera lors de ce moment parfait qu’est l’escapade à la plage. C’est une attention portée à l’intime (la supplication de tendresse dans le salon de peep show à laquelle réponde la très belle scène de sexe entre les parents un soir de pluie, une première chez Kore-eda), qui révèle des individus ayant trouvé, dans la compagnie de l’autre certains baumes à la violence d’une existence qui passe aussi par l’escroquerie ou la marginalité.
Ensemble : telle serait la réponse, forcément fragile, et d’autant plus éphémère qu’il faudra que la cellule éclate pour qu’elle définisse pleinement les rapports qui s’étaient construits, souvent sans être réellement formulés. Alors, seulement, le contre-champ pourra prendre son sens : celui d’une personne à qui on aura donné un statut, pour elle, pour soi, à plusieurs face au monde.
(7.5/10)