Pour réaliser un vol à l’étalage, il existe plusieurs techniques. Parmi elles, le vol à deux ou à plusieurs. Afin de détourner l’attention du personnel ou des agents de sécurité, l’un des voleurs va attirer l’attention du personnel de sécurité pour que l’autre puisse dérober plus facilement de la marchandise sans être repéré. (Anecdote trouvée ici)
C’est ce que fait Hirokazu Kore-eda avec Une affaire de famille. Ce qui attire notre attention n’est qu’un leurre.
Durant une grande partie du film, le premier plan est souvent un élément de décors sans grand intérêt. L’action ou les personnages se situent au second plan, à l’arrière-plan ou hors-champ. Que ce soit l’image ou même le son, les dialogues comme l’ambiance.
Quand Nobuyo négocie avec sa collègue de garder son emploi, on peut entendre une partie de tennis hors-champ. Le contraste est particulièrement violent entre ces deux situations parallèles, ces deux réalités.
Ce second plan est aussi social. Car, cette histoire des Shibata est celle des déclassés, de gens en marge de la société.
Cate Blanchett en me remettant la Palme a utilisé le terme d’“invisibles” pour décrire ces personnages. Et c’est le cas : ces gens sont ignorés par le système de protection sociale, pas considérés. Je m’inclus parmi les coupables qui ont préféré détourner le regard ou fermer les yeux. » Kore-Eda, interview dans Paris Match.
Toutes les joies et les victoires, aussi petites soient-elles, sont autant d’instants volés à la fatalité.
Je n'avais pas forcément l'intention que chaque personnage incarne un problème de société en particulier mais j'avais envie de décrire une famille qui est au bord du gouffre, sur le fil. Elle est toujours en danger et pourrait se retrouver dans les bas-fonds de la société mais qui, grâce à ces petites magouilles, arrive à garder la tête hors de l'eau. » Kore-Eda, Allociné.
En japonais, le mot pour dire famille, kazoku (utilisé dans le titre original d’Une affaire de famille : Manbiki Kazoku, «la famille des voleurs à l’étalage»), est composé des idéogrammes signifiant «maison» et «clan» (Anecdote tirée d’un article de Libération)
La maison en elle-même semble une enclave au milieu d’immeubles modernes. Une oasis impossible, une sorte de mirage social, hors temps et hors norme.
Les liens de cette famille improbable apparaissent vite curieux et non naturels. Un moment, Aki demande à Osamu, ce qui le lie à Nobuyo. Il est question d’argent. L’homme répond le cœur.
« Sur le tournage la difficulté était de retranscrire à la fois l’alchimie entre ces personnages tout en faisant ressentir le passif propre à chacun d’eux. Cela passe par des petits détails, peu perceptibles comme le rapport aux objets. Une sorte de patchwork. » Kore-Eda, interview dans Corse Matin.
Dans l’histoire de cette famille, ce qui est réellement au second plan, c’est la vérité. Elle émerge par moment, par petite touche, mais la pudeur met rapidement un voile dessus. Car, elle ne semble pas nécessaire.
Et quand la vérité finit par éclater, par être mise au premier plan, alors, la famille éclate avec elle.
La caméra se fait plus frontale. On oublie les premiers plans inutiles, les personnages sont face à la caméra et plus rien ne nous sépare d’eux.
« L’intérêt était de provoquer un malaise, à savoir de générer cette empathie, que le spectateur souhaite que cette famille reste ensemble, soudée… Ensuite lorsque l’institution judiciaire intervient et fait mécaniquement son travail, ils sont séparés… A cet instant je voulais que le public sache qu’en temps normal, il est à la place de ceux qui font éclater ce petit groupe. Par ce biais je souhaite provoquer un tiraillement et que chacun s’interroge sur sa propre morale. » (Corse Matin)
Une fois encore, dans ce film, le réalisateur s’interroge et nous interroge sur le sens de la famille.
« Depuis le tremblement de terre de 2011, je m’interroge sur ceux qui répètent sans cesse que les liens familiaux sont importants. Et j’ai donc eu envie d’explorer la nature de ces rapports en m’intéressant à une famille liée par des délits. » (Allocine)
Un questionnement qui s’appuie sur des faits de société.
« Pas sur un cas particulier, mais sur plusieurs incidents qui ont agité les médias japonais. À savoir qu’un certain nombre d’enfants ne déclaraient pas le décès de leurs parents et conservaient même les cadavres chez eux pour continuer à percevoir la pension de retraite. Cela avait fait sensation. Ensuite, il y a eu un fait divers à Osaka autour d’une famille qui volait à l’étalage pour revendre les biens et compléter ses revenus. Cependant ils n’ont jamais réussi à se débarrasser de deux cannes à pêche… Elles ont été retrouvées et les fautifs ont été arrêtés. En découvrant cette histoire, il m’est venu à l’esprit que ces cannes avaient été conservées volontairement par un père et un fils, qui ne seraient pas forcément unis par les liens du sang mais qui adoreraient aller pécher ensemble. Cela a joué un rôle déclencheur. » (Paris Match)
Mais, chez le Japonais, le personnel n’est jamais très loin.
« Mon père dépensait tout son argent dans les courses de chevaux, de chiens et de bateaux, ce qui a obligé ma mère à travailler jusqu’à la fin de ses jours pour nous faire vivre. Moi, j’étais pourri-gâté par mes deux sœurs aînées. J’ai ainsi grandi dans un foyer qui ressemblait beaucoup à celui d’“Une affaire de famille”. Comme le personnage du fils, je me cachais dans le placard parce que c’était le seul endroit où je pouvais me réfugier pour être seul. Le regard que ce petit garçon pose sur les adultes peut tout à fait se superposer à celui que je posais sur ma propre famille. Il y a habituellement une période où le père représente une sorte d’absolu. Pour moi, le désenchantement est arrivé très tôt : mon père travaillait dans une usine pharmaceutique, et je l’imaginais en blouse blanche. Un jour, je suis allé le voir sur son lieu de travail et j’ai découvert qu’il était ouvrier à la chaîne. Je me suis senti coupable d’en éprouver de la honte et j’ai tout fait sur le chemin du retour pour qu’il ne voie pas que j’étais déçu. » (Paris Match)
De ce mélange entre le personnel et le social, Kore-Eda tire une œuvre puissante, un récit à la fois intimiste et universel. Dans l’apparente simplicité des situations se cache une densité rare, de sentiments, d’interactions, de passifs et d’espoirs.
Cette densité se digère lentement et, même plusieurs nuits après, je repense à ce film, tant il marque profondément.
Impossible d’oublier les larmes de Nobuyo et ce dernier regard de la petite Yuri.
Finalement, de la même manière que ses personnages, le réalisateur choisit de se créer une famille de cœur. Car le cinéma, c’est aussi mettre la réalité au second plan.
« Mon pays a beaucoup de mal à se détacher de la conception traditionnelle. Tout ce qui diverge n’est pas admis… Il y a donc peu de chance qu’une communauté comme celle du film puisse exister. Tout simplement car si on en retrouvait une, des pressions extérieures feraient en sorte qu’elle ne puisse pas subsister. » (Corse Matin)