Obaltan est souvent cité dans les diverses listes de films considérés comme importants dans le cinéma coréen. Outre ses indéniables qualités en tant qu'oeuvre cinématographique, il faut dire que sa triste réputation le précède. Sorti après la chute du premier président de la Corée du Sud et jugé beaucoup trop pessimiste dans son réalisme par le gouvernement alors en place, le film fut censuré et sa distribution forcément mise à mal. Ce qui explique qu'aujourd'hui, seule une copie peu flatteuse du film subsiste. Si elle ne rend pas hommage au très joli coup d'oeil de Yu Hyun-mok, elle permet toutefois de s'imprégner avec violence de son acide propos.
Une balle perdue s'intéresse à une famille pauvre de la Corée du Sud dont les différents membres se battent avec les armes à leur disposition pour survivre. Mais quand la constance des efforts ne parvient pas à remplir les assiettes, certains commencent à envisager des décisions radicales pour y remédier. Il y a véritablement un sentiment de malaise qui émane du film de Yu Hyun-mok. Terriblement désespéré, le cinéaste n'épargne jamais son spectateur et quand il lui laisse entrevoir un soupçon de lumière, c'est pour l'obscurcir presque immédiatement. Pas même l'amour, surtout pas lui, ne pourra apporter un réconfort, ne serait-ce que temporaire, aux personnages qui se battent pour trouver leur place dans une société désincarnée qui privilégie le culte de l'apparence aux vraies valeurs.
Yu Hyun-mok décrit d'ailleurs avec virulence cette société dans laquelle il vit et qui lui semble s'égarer. Quand un chef de famille, malgré son assiduité et son implication dans son travail, ne peut acheter une paire de sandale à sa fille ou soigner une dent qui le malmène, l'équation semble déséquilibrée. Le cinéaste va même jusqu'à assassiner son propre métier, lors d'une séquence amère où un vétéran de guerre, que l'on comprend laissé pour compte par une société qui n'estime ne plus rien lui devoir alors que ce dernier lui a prêté sa propre vie, se voit proposer un rôle dans un film uniquement parce que son corps reste marqué par ses blessures. "[i]Vous n'avez pas besoin de moi, juste des cicatrices que je porte sur mon corps. Je ne me suis pas fait tirer dessus pour vous divertir[/i]". Le dialogue est clair, sans concession, peu flatteur.
L'habilité de Yu Hyun-mok dans Une balle perdue, c'est de laisser monter son film en pression pour n'en faire éclater les composantes qu'après une bonne heure et quart de bobine, lorsque l'un des personnages, acculé par le désespoir, tourne le dos à ses principes pour mettre à manger sur la table familiale. A ce moment, Une balle perdue vole en éclat et achève sans état d'âme ses deux protagonistes lors d'une dernière partie désenchantée qui ne fait pas de cadeaux. Yu Hyun-mok conclut son propos en filmant l'errance morbide de l'homme qui nous semblait le plus solide, ou tout au moins, le plus en phase avec ses agissements.
Si l'on peut reprocher à Une balle perdue son côté très dramatique et le convenu de certaines de ses trames secondaires (l'histoire d'amour entre le blessé de guerre et son infirmière, l'ancien soldat blessé qui se refuse à sa promise parce qu'il se sent diminué etc), il n'en reste pas moins un vrai tour de force dans sa façon de croquer ses personnages (belle direction d'acteur, les deux protagonistes sont particulièrement convaincants) et de les construire avec parcimonie jusqu'à leur point de rupture. Un film osé et maîtrisé qui confirme que le cinéma coréen est riche et encore inexploré, si l'on en croit le côté confidentiel de ce film pourtant adulé dans son pays.