Les premières images sont percutantes
Un plan fixe et prolongé, une photo quasiment sans mouvement (le disque solaire seul virant lentement au rouge), en leitmotiv le port de Nantes en gris bleuté, un léger mouvement marin aussi, beau comme une toile d’Eugène Boudin, précurseur de l’impressionnisme un peu oublié aujourd’hui.
Auparavant on avait découvert, en noir-et-blanc, un affrontement, sur deux lignes de front espacées, entre des manifestants grévistes et une compagnie de CRS. Et la couleur surgit, belle trouvaille, avec la charge furieuse des policiers casqués.
« Police, milice, flicaille, racaille », chantent les manifestants, sans subtilité excessive.
Une chambre en ville offre, apparemment, tous les éléments de l’univers propre à jacques Demy,
la musique, mais avec un renouvellement important – peu convaincu, Michel Legrand a renoncé au projet. La BO de Michel Colombier est sensiblement différente : bien moins de variations jazzy, mais un décalage réussi entre harmonies très simples du piano solo et explosions orchestrales tenant de l’opéra et de l’épopée. Il n’y a pas non plus de chansons à proprement parler, mais plutôt un continuum ininterrompu, de type parlé/chanté,
la ville de Nantes, où Jacques Demy revient, vingt ans après Lola – mais avec maintes réminiscences à ses films précédents, le satyre du Passage Pommeraye, les appareils dans l’atelier du réparateur de télévisions, et même, très rapidement dans la profondeur du champ, deux matelots en uniformes blancs ou deux bonnes sœurs en cornette. Et les citations, très directes, d’autres films sont multiples,
les décors et les costumes, avec des couleurs pastels, ou acidulées, avec toujours des correspondances entre les lieux (où les couleurs des panneaux intérieurs sont certes très tranchées, mais où la lumière pénètre à peine) et les costumes aux couleurs très individualisées des personnages. Mais il y a des distorsions, des chocs aussi. Le costume vert sinistre de Michel Piccoli, comme les murs confinés de son atelier, qui s’est aussi, très bizarrement, affublé de la barbe et de la coiffure … du professeur jacquard, pour un résultat bien grotesque ; ou encore le manteau de Dominique Sanda, qu’elle porte presque tout au long du film, sans plus d’étoffe en dessous qu’une infirmière sous sa blouse. Dans cette nudité dévoilée par instants de la façon la plus crue, il y a aussi la brutalité très sociale et très misérable révélée par George Grosz dans sa vision des rues et des bars du Berlin des années 30,
les dialogues, tous chantés (comme dans les Parapluies), à la fois très simples, simplistes, et très écrits, stylisés – des textes naïfs, presque niais, répétitifs, très mélodramatiques, très triviaux, décalés, sonnant soudain très faux ; et une écriture à l’avenant, entre rimes pauvres et assonances plus subtiles, ou formulations très prosaïques, très décalées, dans un fatras très travaillé auquel Demy nous a déjà largement habitués – mais où les écarts sont encore bien plus marqués que d’habitude.
Car tout est décalé. Et l’on a déjà senti que derrière les apparences, en pastel et en acidulé, la réalité était plus obscure.
Car derrière le chatoiement (très relatif) des couleurs et des décors de B Evein, derrière la naïveté romantique et mélodramatique des textes, tout vire rapidement au sombre, au plus que sombre, au noir, à l’outre-noir - la misère qui s’étale dans les rues, le sexe plus que cru, la jeune amante amoureuse et enceinte qu’on abandonne simplement parce qu’on préfère une autre, le suicide par égorgement avec rasoir affuté, le suicide encore de l’amante sur l’amant mot, ou en écho au prologue, pour achever la toile, la charge de la police avec mise à mort des manifestants.
(A cet instant, les personnages avaient déjà changé de vêtements, les couleurs commencé à virer – l’ouvrier amant remplacé son polo jaune vif par un pull très rouge, l’amante quitté enfin son manteau de fourrure pour revêtir les vêtements de sa mère, et celle-ci, à elle seule témoin et chœur antique, autour de qui tout finit par s’organiser dans son appartement d’où elle ne sort jamais, abandonné sa robe et son châle pour un ensemble noir. Le basculement se confirme.)
Dans ce passage au noir, la forme est d’ailleurs aussi importante que le récit et son accumulation sanglante de drames. Dès le début en fait le décalage est évident – entre l’aspect multicolore des intérieurs, où l’illusion de la vie se prolonge un peu, et le gris métallisé, uniforme, triste, qui couvre en permanence les extérieurs et la ville de Nantes.
C’est bien plus qu’un décalage en réalité – un grand écart entre apparence immédiate naïve, mièvre, en couleurs et en chansons et envers atroce du décor.
Et cela invite, inévitablement, à regarder autrement tous les films précédents de Jacques Demy.
Cela aurait pu être un peu ridicule.
Mais c’est assez fascinant