"...Donne-moi la main
Le ciel de Nantes
Rend mon cœur chagrin."

La chanson de Barbara aurait été parfaite pour illustrer ce qui fut sans aucun doute le dernier chef d'oeuvre de Demy. Réalisé après L'événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune et Lady Oscar, deux de ses moins bons films (voire franchement mauvais,malgré tout l'amour que je lui porte), et avant les semi-échecs que seront Parking ou Trois places pour le 26, Une chambre en ville voit Demy renouer avec tout ce qui a fait le sel de son cinéma.

Mais la décennie 1970 a été terrible pour lui et bien des choses ont changé. En froid avec Legrand qui juge le projet irréalisable, Demy est contraint de travailler avec un autre Michel, Colombier cette fois-ci. La musique s'ne ressent parfois, car le compositeur est moins à l'aise avec les ruptures de tons chères au cinéastes, et il n'excelle pas dans tous les registres. Les chansons les plus typées "variétés françaises" sont ainsi parfois à moitié réussies, et les arrangements aux claviers ont considérablement vieilli. Néanmoins, lorsqu'il verse dans un jazz moderne plus traditionnel de Demy ou dans de somptueuses envolées lyriques et opératiques, le film atteint des sommets d'intensité époustouflants. Car tout comme les Parapluies de Cherbourg, Une chambre en ville ets un film intégralement chanté. Et il est judicieux de noter à quel point les deux films partagent des traits - fréquents dans l'oeuvre de Demy il est vrai : Nantes déjà, ville portuaire que Demy retrouve enfin après Lola. Il y tourne en décors naturels parfois (les escaliers des halles couvertes qui étaient au centre de la topographie de Lola), mais en reconstitue certains éléments en studio (les scènes dans le magasin de Michel Piccoli par exemple). Comme dans les Parapluies ou les Demoiselles, décors et costumes sont en adéquation parfaite. C'est un pan de mur ou une tuyauterie zébrée d'un trait de jaune pour coller au veston de François, un papier peint mauve, rouge ou bleu selon la personne occupant l'espace. Les appartements sont des décors archi-travaillés, tandis que dans la ville, Demy ne peint que quelques détails.

Ce choix a son importance, car Nantes est en berne dans le film : 1955, grèves et émeutes, grisailles omniprésente... il ne fallait surtout pas repeindre de couleurs chatoyantes ou agressives la ville. Les plans du génériques sur le port dominé par un disque solaire morne puis sanglant donnent le ton. L'ouverture et le clôture du film, typiquement opératiques, agissent comme des choeurs violents, puissamment tragiques. Le récent navet intégralement chanté sur les Misérables s'en sera d'ailleurs probablement souvenu. Il s'agit là du film le plus désespéré de Demy, le plus sombre et le plus tragique. A côté de ça, les Parapluies c'est burlesque. Les couples se défont, les femmes enceintes sont abandonnées de leurs amants volages, le chômage menace, l'argent vient à manquer, les forces de l'ordre répriment dans le sang, les maris jaloux se tuent devant leurs épouses qui font le tapin sous des manteaux de fourrure et les amants heureux finissent réunis dans le sang. Quiconque a vu d'autres films de Demy ne peut qu'être profondément bouleversé par un geste artistique que les chansons aux textes toujours superbes, riches en décrochages et ruptures de ton, ne font qu'amplifier.

Encore une oeuvre radicale, forte, à mettre au compte de son auteur, qui laisse Deneuve de côté pour tourner avec une impériale Danielle Darrieux (la seule qui n'est pas doublée parmi les acteurs principaux), grande aristocrate déchue, femme seule, parfois aigrie mais compatissante. Autour de cette forte tête où convergent toutes les trajectoires, Richard Berry est excellent en François, métallo coureurs de jupons mais fou amoureux d'Edith, fille de la baronne, jouée par la non moins excellente Dominique Sanda. Fabienne Guyon quant à elle joue Violette, modeste fille abandonnée par François et qui porte son enfant. C'est peut-être la seule à bien s'en tirer puisque si elle finit seule, elle porte au moins l'enfant de celui qui l'aima, jadis.

J'étais personnellement plutôt sceptique sur le film, jusqu'à ce que la mécanique tragique et crue ne se mette en place. Nudité brutale d'Edith, violence de son mari, incroyable scène d'âgon qui se solde par un suicide glaçant. Dès lors, j'étais la bouche bée, collé à mon fauteuil, sentant le fatum s'abattre irrépressiblement sur les personnages du film, sans aucune échappatoire possible. La sanglante conclusion, violemment romantique, laisse un goût amer et le cœur meurtri.

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le 5 juin 2013

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Krokodebil

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