FAUSSE PISTE



Ou l’impasse dans laquelle vont s’égarer bon nombre de commentaires - un film à vocation sociale de plus, la dénonciation de la cruauté de l’entreprise, du monde du travail ; ce n’est pas, pas du tout, le sujet – même si cette affaire étrange pose bien, dès 1981, la question du harcèlement sur les lieux de travail. Et le terme même peut sembler assez faible, quand le harcèlement finit par tourner à la vampirisation, jusqu’à l’aliénation mentale absolue – à partir de menaces indirectes, de flatteries doucereuses, excessives, reprises et relancées, de demandes anodines, mais répétées, d’exigences intolérables, de manifestations permanentes de soumission, de petits cadeaux aussi, de mensonges et de contre-pieds, et d’omniprésence, et bien au-delà de la sphère professionnelle …


En réalité, la voie professionnelle est rapidement délaissée, réduite à quelques perspectives très vagues au point qu’on sait à peine qu’on a affaire aux responsables d’un grand magasin. Au reste il semble que l’abandon presque total de cette dimension (de même que l’évocation précise du passé du, personnage interprété par Gérard Lanvin) soit la principale originalité de l’adaptation en récit filmique du roman, réalisée par Pierre Granier-Deferre, Christopher Frank (celui de l’Année des méduses) … et par Jean-Marc Roberts … l’auteur du roman.



JEAN-MARC ROBERTS, 1954-2013



(que je n’ai pas lu), donc ce ne sera pas très long. Jean-Marc Roberts était un romancier prolifique et irrégulier( Affaires étrangères d’où est tiré le film est sans doute son roman le plus célèbre), puis un éditeur reconnu, et finalement plus reconnu comme éditeur que comme écrivain, un joueur aussi, qui prenait un grand plaisir aux coups fourrés, combines et autres avanies entre éditeurs au moment de la remise des prix littéraires (pour lesquels la qualité des ouvrages n’était sans doute qu’un critère très secondaire), un amateur très averti de cinéma également. La principale modification apportée par le scénario relève donc de l’épure : la suppression de tous les éléments anecdotiques concernant l’époque (la crise au début des 80’, après les trente glorieuses), la vie des personnages (celle de Malair/Piccoli n’est pas concernée puisque de toute façon on ne saura rien sur lui), et surtout, on l’a déjà dit, le monde de l’entreprise. Il ne s’agit pas seulement de réductions ou d’ellipses mais bien de la création d’une œuvre nouvelle – au propos à la fois bien plus universel et aussi encore plus troublant. A l'évidence Jean-Marc Roberts en scénariste compose une oeuvre nouvelle.



VOUS AVEZ DIT ETRANGE ?



La voie du fantastique permet d’ouvrir une nouvelle piste, bien plus intéressante. Le récit s’ouvre de la façon la plus réaliste : une entreprise qui ne tourne pas très bien, des employés (essentiellement les administratifs), un peu glandeurs, un peu ringards, un peu dépassés, inquiets aussi avec l’arrivée, annoncée, différée, d’un nouveau directeur, à la réputation sulfureuse – et des lieux à l’avenant : des couloirs et des bureaux standardisés, assez tristes, des cafés et des restaurants proches , sans personnalité plus marquée, accueillant ces employés lors des temps de repas, de pause …


Puis l’homme arrive, sans vraiment prévenir et nimbé d’un mystère insondable.


Et la mise en scène (sans recherche d’effets, à la façon habituelle de P. Granier-Deferre), sans en avoir l’air, finit par traduire une évolution singulière – dans le choix des décors, l’immense appartement désert du directeur, dans l’apparition de nouveaux personnages (et de nouveaux modes d’interprétation), surgissant quand on ne les attend pas, avec sourires ambigus cruels, une ironie incertaine, et même des silhouettes plus que mystérieuses – dont le rôle ne sera jamais vraiment précisé, comme celle de Salomé / Ariane Lartéguy, androgyne, silencieuse, évoquée sans qu’on dise rien de plus sur elle, téléphonant sans raison apparente avant de retourner à son mystère, déambulant la nuit entre les hommes (mal) endormis …


Et peu à peu le fantastique s’installe, s’impose au spectateur autant qu’à l’employé déboussolé. Une étrange affaire – Incertaine, mystérieuse et presque terrifiante.



VAMPIRISATION



Le récit n’évoque donc pas le monde du travail – mais le détournement, la captation d’un homme ordinaire, à la faiblesse de la plus extrême banalité : ou comment un autre homme va parvenir, à force de demandes répétées, anodines ou plus que gênantes, de menaces larvées, de sourires, de cadeaux et de petits mensonges, d’exigences posées comme des évidences, à le déstabiliser, à le séduire, à exercer sur lui la plus totale des emprises – au point de lui faire perdre tous ses repères, toutes ses relations, jusqu’aux plus intimes, amis, famille, et jusqu’à sa compagne, quasi condamnée à s’en aller.


Une des scènes les plus fortes de ce retournement, une des premières à installer la relation trouble entre le patron et l’employé, est celle où ce dernier signale qu’il ne pourra pas répondre à une demande immédiate puisqu’il bénéficiera à ce moment-là d’une semaine de vacances. Le monde alors se referme sur lui, se resserre sur lui, l’enserre – entre les silences, les modifications discrètes et plus que fortes dans la tonalité employée par le patron (et le passage du prénom au nom pour qualifier l’employé), et le rapprochement vers la cible de ses deux acolytes plus qu’inquiétants, Kalfon et Balmer, sourires carnassiers, ironie cinglante, de plus en plus proches pour l’évidence d’une conclusion à présent inévitable.


Et la force, très malsaine, du film est précisément que les justifications de ce détournement (avec un twist ultime qui ne fera qu’ajouter à l’étrangeté de l’affaire sans rien dévoiler de plus, au contraire) ne seront jamais explicitées – sans lien avec la vie de l’entreprise, ni avec d’autres intérêts immédiats. Le fond sexuel n’est que latent, peu clair, incertain, jamais manifeste. Il ne reste en fait que la prise de pouvoir d’un individu sur un autre, jusqu’à l’aliénation absolue – qui renvoie sans doute à, une problématique universelle, constante, toujours et partout présente (jusqu’à SensCritique sans doute …), comme une déclinaison particulièrement forte de la dialectique du maître et de l’esclave .


Et d’autant plus forte que cette dialectique vaut « normalement » dans les deux sens – l’esclave a besoin du maître, mais le maître a tout autant besoin de la reconnaissance de l’esclave. Ici ce n’est même pas sûr et cela en devient encore plus troublant.



ACTEURS



En réalité Une Etrange affaire est d’abord un film d’acteurs et une affaire d’interprétation. Gérard Lanvin, alors en pleine naissance après plusieurs prestations très visibles, le cavalier blanc et sa chanson culte « dirigés » par Coluche, Une Semaine de vacances (une composition très réussie pour Tavernier), le Choix des armes (bien moins probante …) réussit un très bon contre-emploi, dans le rôle d’un loser, un peu faible, un peu falot, totalement manipulé, séduit au-delà de lui-même ; Nathalie Baye, dans le rôle de la compagne, fiable, patiente, lucide toute en maîtrise jusqu’au moment où elle n’a plus du tout le contrôle et où il ne lui reste plus qu’à partir. Et surtout les duettistes, Jean-Pierre Kalfon et Jean-François Balmer, aux fonctions mal éclairées, toujours présent derrière le patron divin, le père, ou Dieu, inquiétants, malsains, par leurs voix, leurs attitudes, leurs sourires, leur façon d’apparaître quand on ne les attend pas – jusqu’à en paraître, presque, toxiques.


Et la défection, progressive, jamais vraiment explicite, de J.F. Balmer, dans la reconquête de sa propre personne, est peut-être le seul signe d’espoir dans cet univers de plus en plus irrespirable.



LE MYSTERE PICCOLI



Mais Une Etrange affaire c’est surtout, et définitivement, la performance insensée de Michel Piccoli.


Pour en donner une idée, sans doute insuffisante, on pourra se demander ce qu’un acteur de référence, le meilleur possible, aurait pu faire d’un tel rôle – composer un personnage mystérieux, inquiétant, malsain aussi, presque glauque, établissant avec les autres de singuliers rapports de domination / dépendance. On peut songer à un comédien aussi professionnel, aussi maître de sa technique que Michel Bouquet – et l’on voit se dessiner alors un personnage inquiétant, mystérieux, presque malsain … dans une composition aussi réussie que prévisible.


La différence avec Piccoli, sans doute difficile à formuler, tient sans doute en ce que le rôle ne semble pas composé – et que c’est le personnage qui suinte, immédiatement, avant même qu’il ait vraiment parlé, de ce mystère, de cette menace, de ce malaise qui envahit l’écran et finit par tout contaminer, jusqu'au spectateur.


Les « trucs » d’acteur existent sans doute – phrase engagée, interrompue, sourire apparaissant insensiblement pour disparaître sans qu’on s’en rende compte, rire nerveux, soudain, plus que bref, immédiatement repris, changements de tonalité, là encore très brefs, légère crispation des traits appuyant des silences très marqués … Mais tout cela ne dit en réalité presque rien de l’art du comédien.


Une des scènes les plus ambigües, les plus malsaines du film est celle où le patron (Piccoli) appelle son employé (qui venait d’être contraint de passer la nuit dans l’appartement du premier) alors même qu’il est train de faire sa toilette, entièrement nu , imposant sa nudité à l’autre et imposant dès lors sa force dans le dialogue qui va suivre …


Piccoli compose ainsi un personnage à l’identité trouble , une déclinaison du père (la seule référence explicite dans une des scènes les plus fortes du film, celle que l’on vient juste d’évoquer, mais dont on apprendra par la suite que les éléments biographiques évoqués par le personnage n’étaient que mensonges …), ou même de Dieu jouant avec les hommes comme avec des marionnettes, un dieu inquiétant et glauque – mais qu'il compose de la façon la plus magistrale.


Pour la seule interprétation de Michel Piccoli, Une Etrange affaire est vraiment une oeuvre intéressanet. Et une affaire effectivement très étrange.

pphf
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le 17 mars 2016

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