J'ai longtemps hésité avant de revoir un film de John Cassavettes car son univers marqué par l'hystérie, la dépression, l'alcoolisme ou l'autodestruction n'est pas franchement attirant, d'autant plus que la plupart de ses films sont du domaine de l'intime et qu'ils durent plus de deux heures.
Je vais donc résumer le film en espérant que comme moi, vous vous laissiez prendre par l'intrigue en dépit de l'austérité du sujet.
Les premières images montrent une mère de famille complètement paniquée qui confie ses enfants à leur grand-mère. Eclats de voix, gesticulations, anxiété extrême, le comportement de Mabel (Gena Rowlands possédée par son rôle, et même inoubliable) semble étrange, alors même que les enfants sont très sages et la grand-mère très calme. La phase d'excitation est suivie comme souvent chez les bipolaires par une phase de dépression. Mabel boit, aborde un inconnu dans un bar, l'amène chez elle et couche avec. Pendant ce temps son mari Nick, à la tête d'une équipe d'ouvriers, fait un travail de nuit pour réparer des canalisations qui ont pété.
« Elle est pas cinglée , ma femme. Elle est DIFFERENTE ! »
Nick (Peter Falk très crédible en ouvrier)) invite une dizaine de collègues chez lui après le boulot, à l'improviste, et leur prépare des spaghettis. Mabel ne peut s'empêcher de se donner en spectacle devant les collègues de son mari, gênés. Chacun a droit à un mot gentil, mais hors de propos. Mabel finit par franchir la ligne rouge en allant vers un des invités et en le prenant dans ses bras. « TU ARRÊTES MAINTENANT, RETOURNE À TA PLACE ! », lui lance Nick, hors de lui. C'est l'occasion de voir un Peter Falk énervé et désemparé.
Pendant que Mabel fond en larmes, les invités quittent précipitamment la maison. Dans mes lointains souvenirs je me rappelle d'un collègue qui invitait ses copains chez lui le matin après le boulot pendant que sa femme dormait encore, et on finissait par la réveiller. Trois mois après le couple se séparait.
« Je crois que je vais en parler à ma femme ! »
Les scènes sont tellement criantes de vérité et les acteurs (souvent en improvisation) se confondent tellement avec leurs personnages qu'il est impossible de ne pas penser que le film se base sur du vécu. J'ai cru que c'était un reflet du couple formé par le metteur en scène John Cassavettes et sa femme Gena Rowlands, mais il n'en est rien. Impossible aussi devant le choix de Peter Falk (doublé encore une fois par Serge Sauvion) de ne pas penser que l'on peut désormais avoir sa petite idée sur la femme de l'inspecteur Colombo, celle dont il parle tout le temps mais que l'on ne voit jamais. Ces allusions pourraient être un indice des difficultés de Colombo face aux scènes domestiques de sa femme.
Un homme sous influence
Le second personnage en crise est un homme sous influence, j'ai nommé le personnage interprété par Peter Falk. Il s'acharne à vouloir mener une vie sociale normale, comme si de rien n'était, ce qui ne fait qu'accentuer le malaise de sa femme et de ses proches. L'influence en question est celle de la normalité, de la pression sociale. Plusieurs indices viennent étayer le propos. Nick invite toutes ses connaissances à venir fêter le retour de Mabel de l'hôpital, en costumes trois pièces, au risque de perturber encore plus sa femme qui pète les plombs dès qu'elle est au centre de l'attention. Dans une autre scène, pour leur faire oublier leur maman, Nick amène ses enfants à la plage, et les trimballe ensuite comme des sacs à patates pour les forcer à s'amuser « comme tous les autres enfants ». Et pour ne pas arranger les choses, la mère de Nick (la propre mère de Cassavettes dans le film) est une femme particulièrement rigoriste qui ne supporte pas Mabel.
Le film atteint un certain équilibre dans cette étude du déséquilibre. A côté de la folie de Mabel qui n'est jamais évoquée en tant que telle, la normalité souhaitée par Nick n'existe pas non plus, et le faire semblant ne trompe personne. A ma grande surprise le couple n'implose pas à la fin et semble se réconcilier. Nick, apaisé, a pris conscience de son amour pour Mabel et semble accepter les excentricités de sa femme. Une fin en forme de confiance en l'avenir qui dément les a priori que j'avais au départ.
Cassavettes attribuait une grande importance à son film. Pour le financer il est allé jusqu'à hypothéquer sa maison. Car ce film éprouvant qui dans une première lecture, montre la folie d'une femme, mais dans une seconde lecture critique le conformisme de son mari, peut être mis en parallèle avec la carrière de John Cassavettes qui s'est toujours écarté des sujets mainstream. Une femme sous influence reflète sa volonté farouche d'indépendance, sa volonté de ne pas se conformer aux normes d'Hollywood pour pouvoir imposer son univers plutôt particulier.