Le cinquième long-métrage du scénariste-réalisateur-producteur Shin Sang-ok n’est peut-être pas son œuvre la plus aboutie, mais il demeure l’un de ses films les plus mémorables et surprenants. Il s’agit également d’un des premiers thrillers de l’histoire du cinéma coréen, tourné durant la période de l’occupation américaine et les débuts de l’industrie cinématographique, avant son (second) futur âge d’or qui démarre en 1959.


Le film a été redécouvert dans les années 1990, lorsque que les amateurs de cinéma et les ciné-clubs coréens commençaient à s’intéresser de manière approfondie à leur patrimoine culturel, explorant des classiques réédités disponibles sur VHS. Depuis lors, le film a été remasterisé dans une superbe version 4K.


La réalisation de Une fleur en enfer pourrait être perçue comme exagérée, irréaliste, et dotée d’une morale douteuse selon les normes contemporaines. Le film semble également souffrir d’une structure déséquilibrée, avec une première partie qui traîne en longueur et une seconde qui manque de logique et de cohérence dramatique. Le traitement du son paraît incomplet, le jeu d’acteurs exagéré, et dans l’ensemble, le film semble en deçà des normes de qualité ailleurs dans le monde à la même époque.


Effectivement.


Cependant, il est important de noter que ce film a été réalisé en 1957 en Corée du Sud ! Il s’agit d’une œuvre étonnante, un véritable miracle dans l’industrie cinématographique, comprenant plusieurs séquences cinématographiques tout simplement incroyables. En d’autres termes, ce film requiert, plus que jamais (malheureusement), une re-mise en contexte appropriée de l’époque de sa réalisation.


En 1957, la Corée du Sud est en pleine période d’occupation américaine sous la présidence de Syngmann Rhee. Le pays est toujours en phase de reconstruction après le douloureux conflit de la Guerre de Corée (1950-1953), dont le souvenir plane toujours douloureusement sur le pays. La population de Séoul augmente chaque année de 8 %, avec de nombreuses personnes migrant de la campagne vers la capitale dans l’espoir d’y faire fortune. Le nombre d’habitants passe d’environ 1 million en 1950 à près de 1,9 million en 1957.


Le cinéma avait du mal à reprendre son essor depuis la Guerre de Corée. Mais, grâce à une série de mesures d’exonération fiscale en 1956, le nombre de productions passe de 15 en 1955 à 30 en 1956, puis à 37 en 1957, avant de connaître une véritable envolée avec 74 films en 1958 et 111 en 1959. Les succès consécutifs de The Story of Chun-hyang (Lee Gyu-hwan, 1955) et Madame Freedom (Han Hyung-mo, 1956) marquent le début d’un formidable renouveau, ce dernier orientant également le mélodrame classique shinpa vers une forme plus contemporaine, fortement influencée par le cinéma américain.


Shin Sang-ok émerge comme l’un des fers de lance du renouveau du cinéma coréen dans les années 1950, pour ensuite devenir la personnalité la plus influente du cinéma coréen dans les années 1960. Il en est encore à ses tous débuts, en ayant signé l’un des rares longs-métrages de fiction à se tourner pendant la Guerre de Corée, Evil Night (1952), avant de réalisé le docu-fiction Korea (1954) et trois films historiques relativement classiques, Dream, The Youth (tous deux en 1955) et Pagoda of no Shadow (1957).


Il attire pour la première fois l’attention du public avec A College Woman’s Confession (1957), un mélodrame fictif inspiré par la seule femme juge existante à l’époque en Corée. Ce succès le pousse à explorer un genre peu exploité jusqu’alors dans le cinéma coréen : le polar. Le scénario est né de ses années de colocation avec une prostituée pendant la Guerre de Corée. Elle lui avait fait part de nombreux détails sur sa vie et son métier, une expérience qui avait déjà alimenté l’intrigue de son premier film, The Evil Night (1952). La décision de réaliser Une fleur en enfer est également motivée par le désir de son épouse, Choi Eun-hee, actrice principale dans tous ses films, de sortir du rôle de femme gentille et soumise pour un personnage plus complexe et stimulant. Dans le film, elle incarne donc Sonya, une prostituée travaillant pour les soldats américains dans une base à proximité du baraquement qu’elle occupe, devenant l’objet de désir et de conflit entre deux frères.


[ATTENTION, LA SUITE COMPORTE DES NOMBREUX SPOILERS]


Si son rôle serait aujourd’hui sujet à débats, il avait déjà suscité de vives réactions à l’époque de la sortie du film. Considéré comme trop « sexualisé », il relève presque du miracle d’avoir su échapper à la censure, de même pour les scènes de cabaret suggestives et le « changement de vêtement derrière le voile » de Sonya. Les critiques s’acharnent sur Shin Sang-ok pour avoir osé dépeindre une telle « femme mauvaise et vénale », et l’actrice Choi Eun-hee reçoit des centaines de lettres de fans « déçus » de la voir interpréter un personnage aussi dépravé. Malgré cela, elle remporte le prix de la Meilleure Interprétation Féminine à la cérémonie coréenne de l’équivalent de nos Césars contemporains.


Son personnage suit pourtant l’archétype de la « femme mauvaise » présent dans le cinéma coréen dès les années 1920, dans des films comme Bird in Cage (Lee Gyu-seol, 1926) ou, plus tard, Sweet Dream (1936, Yang Ju-nam). Ces métrages présentaient des personnages féminins séduits par l’attrait d’un monde plus moderne et matérialiste. Elles adoptaient des habits à l’occidentale en opposition au port du hanbok, la tenue traditionnelle confucéenne. Elles fumaient, consommaient de l’alcool (considéré comme « impur » pour « tout corps fait pour concevoir » et donc coupable de nuire à la bonne conception d’un futur enfant), et abandonnaient mari et foyer pour vivre des aventures amoureuses avec des amants. Ce personnage a été remis « à la mode » suite au succès de Madame Freedom (Han Hyung-mo, 1956), où une femme mariée entretient une relation extraconjugale après avoir été embauchée dans un magasin vendant des produits occidentaux.


D’un point de vue occidental, Sony incarne clairement l’archétype de la « femme fatale » des polars de l’époque ; la femme énigmatique à l’origine des malheurs des personnages masculins, en l’occurrence, des deux frères. À première vue, elle pourrait être perçue comme une femme fondamentalement « vénale », jonglant avec toutes les opportunités, s’enrichissant en vendant son corps à des soldats américains fortunés, en étant la maîtresse d’un caïd en pleine ascension avec ses manigances de plus en plus ambitieuses, tout en étant attirée par une vie plus paisible en tentant de séduire le frère plus jeune dans l’espoir de décrocher un « ticket de sortie » en rêvant de s’enfuir avec lui.


Remis dans le contexte coréen, la situation est évidemment plus complexe, et Shin Sang-ok s’efforce de brouiller les nuances entre le tout blanc et le tout noir en offrant à Sony l’occasion de justifier son état actuel : Orpheline de guerre à la suite du massacre de ses parents pendant la Guerre de Corée, elle tente de survivre comme elle le peut. Vendre son corps aux soldats américains est évidemment un moyen « rapide » de gagner de l’argent, tandis que le fait d’être la maîtresse d’un caïd lui assure une protection et un certain confort supplémentaire. Certaines scènes en compagnie du frère plus jeune résonnent d’autant plus sincèrement, en la voyant fantasmer une situation plus « stable » sur le plan moral et sentimental, à la recherche d’un homme qui pourrait l’aimer sincèrement et lui offrir le confort d’une vie plus traditionnelle. Cependant, il est trop tard : elle a entamé la spirale descendante et sera donc forcément « punie » à la fin du métrage pour préserver la vieille morale du bien et mal de l’époque.


Une fleur en enfer adopte beaucoup de codes du polar noir américain de l’époque, mais le film surprend également par son mélange de genres et de styles. Il débute par une série de séquences extérieures incroyables. Bien que ce ne soit pas le premier film à être entièrement tourné en décors naturels, une pratique justifiée à l’époque par le manque flagrant d’infrastructures, il va clairement à l’encontre de la tendance dominante dans le cinéma coréen de l’époque : c’était les débuts des « films en studios » et des décors reconstitués. Quant aux scènes extérieures existant par ailleurs, elles mettaient un soin particulier à souligner les premiers signes de modernisation de la capitale Séoul, en filmant dans des endroits huppés comme Myeongdong ou Jongno, mettant en avant les premières boutiques de luxe, cafés et dancings à la mode pour surtout faire oublier à la majorité des spectateurs leurs propres habitations sommaires et faire fantasmer une image rêvée de la future Corée moderne.


Une fleur en enfer plonge le spectateur directement dans des environnements dangereux et dépravés, commençant par un vol dans les zones peu accueillantes près de la gare de Séoul et fréquentées par des personnages louches. Leurs conseils au jeune héros perdu ne sont guère plus réconfortants, soulignant qu’il devrait probablement verser un pot-de-vin s’il souhaite obtenir ne serait-ce qu’un semblant d’aide de la police (un dialogue inimaginable dans les films ultérieurs sous le régime de Park Chung-hee et même après). La suite, visiblement filmée en partie en caméra cachée, présente un marché surpeuplé avant que l’action ne se déplace complètement vers la base militaire américaine de Dongducheon et ses environs démunis. De nombreuses séquences, notamment à l’intérieur de la base, ont été tournées en caméra cachée et / ou sans autorisation, Shin Sang-ok ne disposant pas du budget nécessaire pour accéder à ces lieux (selon des témoignages et des interviews de l’époque).


Le film évoque fortement le style néoréaliste italien à travers ses plans capturés sur le vif et ses décors naturels, mais il ne s’y conforme pas complètement. D’autres séquences adoptent d’autres genres, notamment le polar noir et le mélodrame américains, et même le style kabuki japonais dans l’impressionnante séquence de poursuite de train. Bien que la mise en scène puisse sembler limitée par rapport à d’autres films d’action de la même époque, notamment américains, elle n’en demeure pas moins impressionnante pour le cinéma coréen de cette période, avec des échanges de tirs nourris, quelques cascades modestes et l’une des premières cascades de véhicule tournée en plan-séquence.


L’autre séquence-clé impressionnante est sans aucun doute la dernière, dans les marécages boueux, un véritable terrain situé à proximité de la base militaire de Dongducheon. On peut imaginer les défis rencontrés à l’époque pour filmer dans ce terrain instable, avec une caméra 35 mm (chose rare à cette époque !) et l’équipement d’éclairage plongé dans l’eau vaseuse (infestée de sangsues, selon les témoignages des techniciens). Bien qu’il y ait certainement eu moyen de sublimer l’endroit et le dénouement par une mise-en-scène plus audacieuse (on n’ose imaginer ce qu’en aurait fait le réalisateur japonais Akira Kurosawa), ils n’en demeurent pas moins impressionnants. Pour peu qu’on mette de côté la situation quelque peu tirée par les cheveux, le jeu légèrement exagéré de Choi Eun-hee, conforme aux codes de l’époque, et la fragilité du montage, cette séquence est absolument brillante, terrifiante, pleine de suspense, et l’ajout de la brume s’avère diablement efficace.


Le lieu devient véritablement la métaphore de toute l’intrigue, avec Sonya soudainement plongée dans la brume, évoquant son état de confusion et un premier appel de l’au-delà annonciateur vers le triste sort qui l’attend. Les trois personnages, littéralement enlisés dans la profusion de leurs sentiments entremêlés et dans une situation sans retour, semblent comme incapables de se dépatouiller.


Cette séquence souligne également l’utilisation singulière du son : film doublé, comme la quasi-totalité des productions des années 1950, il se distingue également par son étrange absence de (presque) tout son d’ambiance ou musical, contrairement aux autres productions de l’époque, qui en (ab)usaient. Cette particularité renforce le sentiment d’étrangeté tout au long du film, mais surtout dans cette dernière séquence-clé. Celle-ci ressemble presque à un véritable cauchemar éthéré, où l’on aurait basculé dans une sorte d’univers parallèle, peut-être l’enfer, avec des sons feutrés, où l’attention se focalise davantage sur les motivations des personnages. Il ne reste rien au spectateur à quoi se raccrocher, pas de sons pour détourner l’attention ou anticiper, à travers les notes, ce qui pourrait éventuellement arriver. Toute l’attention se reporte sur la cruauté de la situation et de l’acte final.


Beaucoup de critiques expriment des regrets quant au choix de Shin Sang-ok de ne pas conclure le film avec la séquence-clé, mais d’avoir apparemment jugé nécessaire d’ajouter une finale peu crédible au dénouement forcé positif. Cependant, cela ne prend pas en compte la réalité du cinéma coréen à l’époque, où il était soumis à une double censure, à la fois de l’État coréen et, surtout, de l’occupant américain. Ainsi, la toute fin semble inévitablement être un dénouement pensé pour apaiser les censeurs (et les spectateurs), avec un happy-end fondamentalement attendu, la victoire du Bien sur le Mal, la sempiternelle « récompense du héros » et une ode à la campagne, qui semble finalement être un havre de paix, du moins loin de l’enfer urbain de Séoul dans le contexte de cette histoire.


Sous ses faux airs de simple série B, Une fleur en enfer représente en réalité une véritable prouesse pour son époque : un film foncièrement novateur, qui se démarque dans le paysage cinématographique coréen et qui étonne par son mélange de genres. Il pose véritablement les bases du futur génie de Shin Sang-ok et de son exceptionnelle filmographie à venir. On aurait souhaité voir son talent se déployer pleinement, sans être entravé par les circonstances historico-politiques des années à venir.


Créée

le 17 nov. 2023

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