Quelle curiosité que ce Une Histoire Vraie.
Rencontre improbable entre les studios Disney et le très singulier David Lynch, le huitième long-métrage du cinéaste se montre bien plus "terre-à-terre" que les précédents, l’artiste abandonnant toute idée liée à son univers si particulier, qu’elle soit surréaliste, symbolique ou onirique, pour livrer une adaptation de faits réels, indubitablement ancrée dans notre monde, sans artifices.
Lynch signe ici son film le plus "banal", constat d’autant plus flagrant car il est situé entre deux pierres angulaires de son cinéma typiques de son style, Lost Highway (1997) et Mulholland Drive (2001). Mais si le film est plutôt classique et détonne dans la carrière du bonhomme, il n’en est pas moins bon et n’est pas si impersonnel que cela.
Derrière ce speech étonnant mais pourtant authentique qu’est le voyage d’un vieil homme à travers 600 kilomètres en tondeuse à gazon, Lynch délivre avec émotion un lien fraternel en même temps ébranlé et inamovible, à travers le personnage d’Alvin, qui n’a pas vu son frère depuis 10 ans depuis un imbroglio entre eux, mais qui n’hésite pourtant pas à traverser deux états du pays pour le rejoindre lorsque celui-ci fait une attaque.
Ne durant pourtant que moins de deux heures, le long-métrage est à l’image du moyen de transport utilisé par Alvin : très lent. Il y a une tripotée de films qui jouent avec le rapport au temps, qui le dilatent, le figent, le magnifient, montrent ses ravages ou la nostalgie qu’il suscite, mais dans ce lot, certains le font maladroitement, et d’autres, moins nombreux, le font bien. On pensera notamment à Richard Linklater, qui sait capter des moments fugaces mais forts d’une vie, Eastwood qui a fait de son vieillissement un thème à part entière dans ses films, ou encore Andreï Tarkovski, qui avait pour obsession de figer le temps et qui en a fait sa marque de fabrique. Lynch est également un artiste à part, qui à l’aide du montage défragmente le temps pour créer sa propre temporalité, en accord avec son univers si particulier.
Et Une Histoire Vraie joue brillamment avec la temporalité, car le voyage d’Alvin, qui dure plus de 5 semaines, est retranscrit dans un film qui semble durer aussi longtemps. Ce qui est un défaut pour certaines œuvres qui à la longue ennuient à mourir devient donc l’une des forces du film, qui, derrière sa façade de production made in Disney, se révèle être un regard pertinent et intelligent sur la vieillesse, la fatigue causée par celle-ci et ses autres aléas, d’un point de vue plus global : le temps. Le personnage d’Alvin est filmé physiquement et moralement sous tous les angles, même les moins glorieux, la caméra montrant ses rides, les difficultés qu’il rencontre du fait de son grand âge, ses souvenirs du passé, de la guerre, de sa famille. Ce film est une œuvre qui parle du temps qu’il reste, du temps perdu, du temps que l’on cherche à retrouver. Car c’est ici la quête du héros, Alvin est à la recherche d’un temps révolu où il était en bons termes avec son frère, et cherche également à s’éloigner des mauvais souvenirs où ils étaient éloignés pendant une décennie, une décennie de temps perdu.
Renforçant cette temporalité étendue, le papa de Twin Peaks joue la carte du contemplatif en misant sur des paysages vastes et grandioses et des plans très larges, qui montrent un héros bien petit par rapport à une Amérique sauvage et déserte. Lynch a toujours su bien filmer l’Amérique, que ce soit la cité des anges luxueuse de Mulholland Drive ou les petites villes reculées dignes d’une carte postale (comme dans sa série phare) et ici, il entraîne le spectateur sur les grands espaces dont il avait commencé une ébauche dans certains segments de Sailor et Lula. Et le fait qu’Alvin se déplace sur ce moyen de locomotion aussi atypique mais aussi traînant que cette tondeuse à gazon renforce ce gigantisme et ce rapport qu’a l’homme envers un monde trop grand pour lui, et le caractère humble du vieil homme contraste magnifiquement, comme s’il se savait insignifiant devant tant d’immensités naturelles.
Et ces étendues de champs à perte de vue et ces routes qui n’en finissent plus ne sont que le reflet d’une Amérique morte aujourd’hui mais toujours fantasmée, une Amérique sauvage et indomptable, avec loin des métropoles connues ses recoins non encore apprivoisés par l’homme. L’ Amérique montrée dans ce film est l’Amérique du Far West, des premiers colons. Une Amérique fantasmée mais pas que, les américains aussi on un traitement similaire. Lynch dépeint un homme humble et plutôt simple, qui rencontre sur son chemin des gens aimables qui lui rendent service, comme s’il idéalisait, à la manière d’une carte postale vivante, un pays et ses habitants.
Sous les partitions longues, lancinantes et nostalgiques d’un Angelo Badalamenti fidèle au réalisateur, les acteurs s’en sortent avec brio, dont on notera en premier lieu une dernière performance touchante et humaine d’un Richard Farnsworth qui cassera malheureusement sa pipe l’année suivante. Sissy Spacek interprète également avec équilibre la fille un peu à l’ouest du héros et même s’il n’apparaît qu’à la toute fin du film, Harry Dean Stanton livre une image forte en tant que frère en l’espace d’une seule minute. Car une image vaut mille mots comme on dit, et sa réaction lorsqu’il jette un œil à la tondeuse de son frère en dit long, il n’a même pas besoin de parler (en tout cas il ne l’aurait pas fait, la scène aurait eu plus d’impact émotionnel je trouve), tant tout le propos du film est gravé sur ce visage ému et ridé, celui d’essayer de rattraper le temps perdu tant qu’on le peut encore.
Un film atypique d’un réalisateur atypique, mais loin d’être insignifiant dans la filmographie de Lynch, ce film étant son œuvre la plus optimiste, presque bon-enfant (Disney étant producteur, rien de choquant là dessus) et sans cynisme.
Et si c’est une prise de risque de la part d’un réalisateur plutôt conventionnel de signer une œuvre à contre-courant et sortant des normes habituelles, peut-être que la prise de risque pour un cinéaste tel que David Lynch serait de signer un film tout ce qu’il y a de plus banal et rentrer dans ce carcan hollywoodien qu’il a tendance à éviter...