Jamais sans sa fille
Cette nouvelle collaboration entre Guillaume Senez et Romain Duris, après le superbe Nos batailles, prend de nouveau la paternité comme sujet central. Mais ce Jamais sans sa fille nippon prend tout...
le 11 nov. 2024
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Depuis neuf ans, Jérôme Da Costa (Romain Duris) vit à Tokyo où il est propriétaire d’une maison. Ancien chef-cuistot, il travaille comme chauffeur de taxi, employé d’une compagnie où on le connait sous le nom de Jay-san. Jérôme parcourt Tokyo à la recherche de sa fille, enlevée par Keiko (Yumi Narita) dont il est séparé mais avec qui il est toujours marié : une histoire d’amour qui s’est mal finie. Il semblerait que Jérôme buvait trop et qu’avec Keiko ils se disputaient régulièrement, ce qui provoquait des éclats dont souffrait leur fille, Lily. Jérôme a tout abandonné, sur les traces de Keiko emmenant Lily (âgée alors de 3 ans), avec le soutien de sa famille, sa propre mère notamment (Shunjiku Uchida). Depuis, sans le moindre contact avec Lily, Jérôme verse chaque mois une pension alimentaire, raison pour laquelle il s’est improvisé chauffeur de taxi.
Le Belge Guillaume Senez signe ici son troisième long métrage, après Keeper (2016) et Nos batailles (2018). Son film a l’immense mérite de nous faire découvrir la ville de Tokyo de manière particulièrement convaincante. En effet, on est loin de la visite touristique, puisque Jérôme travaille. Visiblement il connaît bien la ville, puisqu’il se montre capable de renseigner un autre chauffeur de taxi pour l’adresse d’un hôtel récent. Il faut dire qu’il est constamment aux aguets, avec l’espoir un peu fou de tomber sur sa fille au hasard de ses pérégrinations, même s’il sait qu’il pourrait la croiser sans la reconnaitre. Quant à Lily, depuis 9 ans elle a eu le temps d’oublier son père qui n’a aucune idée de ce que Keiko a pu lui raconter depuis tout ce temps. Puisque Jérôme cherche à vendre sa maison, on devine qu’il est sur le point de renoncer, pour rentrer en Europe où son père (Patrick Descamps) l’attend. On les voit discuter plusieurs fois sur Skype.
Au chapitre de la crédibilité, les Japonais parlent japonais et les Français parlent français. Avec quelques exceptions, puisque Jérôme s’exprime correctement en japonais et que son avocate japonaise s’exprime elle très bien en français. On observe Jérôme explorer Tokyo selon son inspiration. Visiblement, il connaît des endroits un peu hors normes.
Je pense ainsi à ce qui ressemble à un club dont l’entrée semble située sur un toit-terrasse où il emmène un soir Jessica (Judith Chemla) qu’il considère comme une amie parce qu’elle est là pour tenter de récupérer son fils kidnappé par son père conseiller dans une grosse boîte (la similitude des situations crée des liens, apparemment). Dans une pièce de ce « club » Jérôme invite Jessica à se défouler, comme il le fait avec une batte de base-ball. Est-ce que ce genre de lieu existe ailleurs qu’à Tokyo ? En France ? A propos de langue, un moment étonnant dans le film nous vaut d’entendre dans le taxi de Jérôme, Johnny Hallyday chanter en japonais (Que je t’aime). Autre anecdote, avec Jessica également, nous apprenons comment déboucher une bouteille de vin sans tire-bouchon (à tester…)
Et puis, nous spectateurs épiant Jérôme, le suivons à l’affut dans les endroits où il passe. Cela va de sa maison (où on lui découvre un colocataire inattendu), au siège de la boîte qui l’emploie (avec au passage un aperçu des conditions de travail, soit un pan de la mentalité japonaise) en passant par un établissement de bains où on lui demande de cacher un tatouage (aperçu des choses à éviter au Japon). Nous voyons aussi une école devant laquelle Jérôme aurait tendance à stationner un peu trop longtemps, au risque de passer pour un pervers, etc.
Surtout, le film nous fait comprendre l’énorme différence existant entre les cultures japonaise et européenne, dans les mentalités et comportements et en particulier dans le domaine du droit de la famille. Ici, comme Jérôme l’explique à Jessica qui débarque, en cas de séparation, le premier des parents qui s’approprie l’enfant a tous les droits pour lui (ou elle). Ensuite, si l’autre cherche à récupérer l’enfant, il passe pour un fauteur de troubles, coupable de tentative d’enlèvement sur mineur. D’ailleurs, la police évite de se mêler d’histoires de familles.
Ainsi, après un épisode houleux, Jérôme tente péniblement de convaincre Jessica de se réjouir d’éviter que son mari porte plainte… alors que c’est lui le kidnappeur.
On en vient à se demander si le droit japonais dans ce domaine est une conséquence d’une certaine mentalité ou bien si c’est l’inverse. On apprend au passage que les victimes de ce type d’enlèvements ne sont pas que des étrangers (des gaijins), mais également de nombreux Japonais.
Ce qui gêne un peu, c’est que le film entretient un peu trop le flou sur certains points. Que fut le point de rupture pour Keiko ? Comment s’arrange-t-elle pour faire payer une pension à Jérôme sans qu’il ait le moindre contact avec sa fille ? L’amitié entre Jérôme et Jessica sonne comme une facilité permettant à Jérôme de faire partager son expérience du Japon. Le point le plus délicat concerne les recherches de Jérôme qu’on découvre après neuf années passées au Japon alors que cette période aurait pu faire l’objet d’un film à elle seule.
Au lieu de cela, on le voit soudain véhiculer une jeune fille marchant avec des béquilles à cause d’une entorse et dont il acquiert progressivement la conviction qu’il s’agit de Lily. Le scénario entretient certes le doute sur le fait que cette Lily soit la bonne et nous réserve une partie qui sert en quelque sorte à Jérôme d’apprivoisement puis d’approche réelle. Il aura droit à une brève escapade qui le récompensera de ses années de recherche, bien que le prix à payer s’avère exorbitant. Heureusement, l’épilogue lui apporte la preuve qu’une complicité s’est nouée avec Lily (Mei Cirne-Masuki) et qu’il peut conserver l’espoir de la retrouver plus tard.
La mise en scène cherche plutôt à exploiter les lieux visités en se mettant au service de l’intrigue plutôt qu’à tenter de l’épate gratuite. Cosigné Guillaume Senez et Jean Denizot, le scénario apporte quelques surprises en suivant les pérégrinations de Jérôme. Surtout le film bénéficie des belles performances de Romain Duris et de la toute jeune Mei Cirne-Masuki qui font sentir tous les états d’âme par lesquels leurs personnages passent. De plus, la musique d’Olivier Marguerit se montre adaptée à chaque situation, notamment celles où Jérôme circule, l’absence de dialogue apportant alors une respiration bienvenue. Intelligemment, ce film apporte son lot d’émotions et restera dans les mémoires comme une petite réussite.
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le 24 nov. 2024
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