Un homme vu de dos, silhouette jeune et peu assurée, pas légèrement traînant, entre dans le champ, puis la caméra saisit le profil ciselé reconnaissable entre tous du jeune homme au regard limpide et au sourire timide : Montgomery Clift pour ne pas le nommer, devenu pour la circonstance George Eastman.
Inspirée par l'ouvrage classique de Théodore Dreiser, An American Tragedy, l'adaptation convoque presque tous les codes du film noir et du roman naturaliste sur la lutte des classes, et derrière la belle histoire d'amour se profile une critique fine et acerbe de la société américaine.
Elevé par une mère absente, toute dédiée à la religion, George a quitté Chicago où il vivait chichement, envoyé par sa génitrice auprès de son oncle le richissime industriel Charles Eastman, qui, espère-t-elle, pourra lui donner un coup de pouce.
Le jeune homme pauvre et peu sûr de lui ne semble pas conscient de son extraordinaire pouvoir de séduction alors même que toutes les ouvrières de l'usine, émoustillées par sa présence, n'ont d'yeux que pour lui, échangeant regards et sourires complices quand il est d'abord embauché pour un emploi subalterne à leurs côtés.
Etourdi par le faste de sa riche famille, George découvre alors un milieu huppé et privilégié où il n'est que le parent pauvre, celui qu'on accueille avec un paternalisme de bon aloi, surveillant toutefois du coin de l'oeil sa progression au sein de l'entreprise et son intégration à la caste des "happy few".
Consciencieux il l'est, désireux de gravir les échelons sociaux, désireux surtout de se faire une place dans une vraie famille, un sentiment d'appartenance que lui, le gamin, nourri à coups de bible et d'évangiles n'a jamais connu.
Mais en attendant la solitude lui pèse et la fascination avérée qu'il exerce sur une jeune ouvrière de l'usine, sourires et regards qui en disent long, le grisent, comblant momentanément son vide affectif et son besoin d'amour.
Alice, jeune à défaut d'être belle, ne cache pas qu'elle est folle de lui : George se laisse admirer, désirer, aimer, il fait des promesses, il y croit et leur relation prend un tour amoureux inévitable.
Mis en confiance, pris en sympathie par un oncle gagné à sa cause, le jeune homme récemment promu, s'ouvre alors à ce monde inconnu qui s'offre à lui, un monde de plaisirs et de fêtes qui font de lui l'enfant heureux qu'il n'a jamais été, et c'est avec une sorte d'innocence éblouie que ses yeux vont contempler La Beauté.
Angela, ses cheveux de jais, son ovale pur, son regard intense, ses lèvres gourmandes, une robe de dentelle blanche aux épaules dénudées soulignant de façon troublante la finesse de la taille et l'opulence du buste, c'est une véritable apparition dont George, envoûté, ne peut détacher les yeux.
Elle est belle et plus que belle et la danse qui les réunit montre assez l'alchimie de ce couple magnifique d'abandon et de sensualité.
La jeune fille gâtée, courtisée, sûre d'elle-même, évoluant en toutes circonstances avec l'aisance innée des riches, se prend pourtant d'un sentiment exclusif et sincère pour ce jeune homme pauvre et timide qui lui voue un amour inconditionnel et passionné.
On l'aura compris, l'atout majeur du film ce sont ses deux acteurs, beaux et charismatiques, un couple de rêve formé par Monty et Liz Taylor, laquelle se révèle, tour à tour, femme enfant, ingénue brûlante, femme fatale et juvénile au faîte de sa beauté.
Alors comment ne pas comprendre le tsunami intérieur qui s'empare de George quand il se rend compte, anéanti, que la grossesse d'Alice va le priver à jamais de la félicité qu'il entrevoit avec Angela, son unique Amour, à laquelle il voue une passion absolue de tous les instants?
Comment ne pas voir Alice par ses yeux tandis qu'elle tente, jeune femme au physique ingrat, terne et sans grâce, de lui remémorer leurs instants d'amour, de faire jaillir l'étincelle, que dans son for intérieur elle sait désormais éteinte?
Bouleversé, agité par des sentiments contradictoires, partagé entre la pitié et la haine, c'est toute la gamme des émotions qui se lit sur le beau visage de Montgomery Clift tandis que la barque, déséquilibrée par les mouvements intempestifs d'Alice, chavire et se retourne.
Ce récit d'une ascension sociale ratée bénéficie d'une interprétation très fine de l'acteur dont l'ambition néanmoins n'apparaît jamais comme caricaturale ni dépourvue d'humanité.
George, qui a raté de peu son intégration à l'élite va en être violemment rejeté, sa culpabilité sonnant comme le rappel de la fatalité des conditions sociales, laquelle s'exprime dans l'ultime déclaration de Charles Eastman :
If he's innocent, I'll get the best defence I can get for him. If
he's guilty I won't spend a single cent to save him from the electric chair.
Et au côté de Montgomery Clift deux actrices remarquables : Elizabeth Taylor, belle et émouvante dans son rôle de jeune amoureuse à la vie à la mort, que met magnifiquement en valeur une Shelley Winters enlaidie pour la circonstance et dont le jeu nous touche infiniment par sa sincérité et sa justesse.