Premier long-métrage du réalisateur chinois Dong Yue, chef opérateur issu du monde la publicité, Une Pluie Sans Fin nous plonge dans la Chine de 1997, au seuil de la rétrocession de Hong Kong au pays qui engendra de profondes conséquences dans la société chinoise. Sous la pluie battante d’un paysage au point de muter s’amassent les victimes d’un tueur en série, que le héros du film va s’évertuer de retrouver aux confins de ses limites… Coupler le dessin de maux socio-économiques aux purs codes du polar est un met de choix, berceau de paraboles et de gestes se nourrissant l’un l’autre, et pour son premier film, Dong Yue y livre un exercice des plus louables dont l’imposante cinégénie n’a d’égal que son éloquente modestie.
Mis en avant comme un croisement entre Seven et Memories of Murder, tandis que le réalisateur invoque des films comme Conversation Secrète et Vertigo… Dans ses notes d’intention comme le charme naturel qu’il dégage au spectateur, le métrage transpire le cinéma par tous les pores, indéniable souffle qui ne s’étouffe jamais deux heures durant. À travers sa série de meurtres mystérieux, l’histoire se construit dans un décorum industriel sombre et poisseux, embourbé d’une eau de pluie lourde et palpable qui devient un personnage à part entière, progéniture mythologique d’un peuple qui a perdu espoir, condensation de la triste acceptation de leur destin. Au cœur de ces ténèbres, les figures se baladent tels des fantômes sous des imperméables uniformes, une masse où s’éclipse un suspect intouchable aux intentions indicibles. D’un esthétisme évident et bouillonnant, Yue peint son pur polar avec un naturel déconcertant, sans jamais tomber une seconde dans la caricature, désenchantement arrosé qui certes évoque Fincher ou Joon-Ho mais conduit doucement un malaise grandissant vers une expérience intime et atmosphérique.
En effet, là où les références plus subtiles à Hitchcock et Coppola se laissent deviner, le polar mute contre toute attente et se dresse progressivement en véritable drame social. Le mystère du « whodunit » se révèle tel une route, presque une excuse, pour glisser les codes attendus du spectateur – la photographie grisonnante, la pluie, les imperméables, les clopes, la romance – comme la véritable résultante métaphorique d’une douloureuse métamorphose sociale. Les fantômes de Scottie et Harry Caul hantent les dessous de l’ample costume du héros, Yu, chef gardien s’improvisant détective pour s’accaparer l’affaire jusqu’à l’emprise, obsession cachant des questionnements bien plus profonds qui, emprunt d’une mélancolie glaçante, iront jusqu’à cristalliser la pluie en neige. On s’attache très vite à ce personnage, sa verve presque infantile de jouer les inspecteurs, ses privilèges au sein du système, sa romance délicate avec une jeune fille en bas de l’échelle sociale, tous deux emplis de rêves et d’espoir… Mais le nihilisme demeure dans Une Pluie Sans Fin, séquestré par l’enquête et ses contaminations, dressant une route à sens unique aux abords d’un système politique en changement, les manipulations et sacrifices enlisant ceux qui l’empruntent vers un horizon tragique, sans avenir.
De l’obsession au sentiment d’inutilité, les péripéties du héros sont aussi l’occasion pour le réalisateur de délicatement proposer des idées de mise en scène propres et intelligentes, essentiellement dans sa maîtrise du découpage des plans. L’introduction du protagoniste principal par exemple, dressant dos à la caméra des fissures encore inexplicables, déclenchant le récit d’un simple champ/contre-champ par la force d’un souvenir, première empreinte marquée de la mélancolie du métrage. On retient aussi le moment fort du film, course-poursuite dans les veines d’une industrie spectrale, l’importance donnée aux points de vue et l’incision des cuts illustrant autant le pouvoir de son moment d’action que l’obstination ambiguë du personnage. D’une élégante sobriété, la réalisation de Dong Yue aide surtout à instaurer un rythme lent qui produit cette fascinante poésie du doute, pas des plus accessibles pour les amateurs assidus d’un bon polar sud-coréen rondement mené. L’équilibre tend à se fragiliser, des longueurs s’installent, mais jamais à contre-sens d’un thriller social où l’obsession côtoie la frustration.
Le fin mot de l’histoire et son twist aussi inattendu que traître achèvent l’amère constatation d’un être littéralement noyé dans son échappatoire, pa r une pluie infernale qui isole les existences et glace les destins. Poisseux et fataliste, et pourtant attaché avec poésie à la profondeur spirituelle des êtes humains, Une Pluie Sans Fin aguiche de son écrin de polar à l’efficacité radicale, son anti-héros charismatique, mais mélange surtout sa poursuite de tueur en série avec un portrait aqueux des victimes d’une société changeante. Plus l’enquête avance et moins elle se révèle importante, dépassée par le temps, l’humide « tempête sociale » chinoise d’une part, de l’autre le poids des années qui a évacué toute une communauté de la mémoire collective. Dong Yue confesse ces mots jusque dans l’évolution de son intrigue et le découpage de ses plans, aussi déterminé que son personnage : « On ne peut plus faire comme s’ils n’avaient jamais existé ».
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