Revoir Une séparation peut ne pas lui rendre service. Lors de sa découverte, ce fut un choc assez terrible, quelque peu nuancé depuis par le prolongement du Passé qui exhibait avec un peu trop de lourdeur sa mécanique d’écriture, et qu’on est tenté de retrouver ici, passé l’enthousiasme premier.


C’est sur les fausses pistes que se construit ce récit, autant de fils et de repères qui vont progressivement interagir au point de former un écheveau inextricable. Dans un premier temps, le spectateur occidental plaque son regard critique sur une société dont il faut fuir à tout prix. C’est ce que semble indiquer cette première séquence en plan fixe, filmée du point de vue du représentant administratif, où l’on demande à l’épouse les raisons qu’elle a de vouloir quitter le pays et divorcer de son mari qui refuse d’y abandonner son père.


Le sujet est déjà assez puissant pour qu’on y voie la trame principale, mais il n’en sera rien. Alors que le mari peut passer pour un réactionnaire, la suite du développement le montre au contraire on ne peut plus progressiste avec sa fille de 11 ans, et préoccupé à juste titre du sort de son père, atteint d’Alzheimer.


Mélange des générations dans cette cellule familiale presque bourgeoise, et tentée en partie par les opportunités qu’offrirait l’occident. Asghar Farhadi va alors ajouter l’élément qui manquait, l’intrusion d’une autre classe sociale, plus populaire et pieuse, par la femme de ménage et son mari.
Les sujets sont désormais légion : le poids de la religion dans les pratiques, le travail des femmes, la fracture sociale, la façon de gérer un débat, entre la violence primaire de l’homme du peuple et la rhétorique condescendante, voire machiavélique de l’intellectuel.


Farhadi enferme sa petite communauté dans une série de lieux aussi clos que son intrigue retorse : l’appartement, admirablement filmé, avec ses parois vitrées et ses cloisons étouffantes, le bureau trop exigu du juge ou les couloirs bondés où l’on patiente. Les comédiens sont tous impeccables, et la valse des partis pris proprement vertigineuse : formatés qu’il est à vouloir à tout prix déterminer à qui donner tort ou raison, le spectateur suit et revire au gré de ce véritable thriller moral.


Chaque personnage ment. Chaque personnage à ses raisons. Chacun se compromet. Tout au plus peut-on sauver l’épouse et son désir de rétablir la vérité, ou la fille. Le plus terrible réside sans doute dans la lucidité portée sur cet enfer pavé de bonnes intentions : la façon, par exemple, dont on ne cesse de dire à la fille que c’est à elle de choisir, qu’on rétablira la vérité si elle le demande, procède d’un chantage proprement intenable, tout comme on utilise la foi puissante des plus démunis pour les coincer en les menant au parjure sur le Coran.


Une séparation n’est pas un film sur la société iranienne ou sur la corruption du système : il explique avec une radicalité exténuante que les individus se débrouillent très bien tout seul pour s’entredéchirer.


Dans ces débats sans fin et ces twists (un brin forcés sur la fin), l’essentiel se joue dans le silence : c’est le regard noir de la fillette porté sur les adultes qui la tourmentent, les larmes de celle qui pourrait être sa grande sœur et qui doit choisir entre son père et sa mère. Car cette première intrigue éponyme qu’on avait presque oubliée refait surface et prend une nouvelle tournure : personne ne gagne dans cette mécanique maléfique.


Il y a de quoi jubiler lorsqu’on veut fustiger la médiocrité humaine, mais on peut aussi se questionner sur la facilité à mettre en place une telle structure : la critique est aisée, mais l’art de vivre difficile.


(7.5/10)

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le 2 mars 2016

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Sergent_Pepper

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