Cela fait maintenant plus d'un mois et demi que j'ai vu Upstream Color, le dernier film de Shane Carruth, et ce n'est que depuis quelques jours que je me rend compte à quel point il refuse de quitter mon esprit. C'est donc de cette petite obsession que m'est venue l'idée d'écrire quelque chose sur ce film et sur son auteur.
Bien qu'il soit constamment à l'ombre des médias et que son parcours soit constitué de seulement 2 films et quelques apparitions en tant qu'acteur dans des courts et longs métrages, on peut lire pas mal de choses sur Shane Carruth en se promenant sur le net. Ancien ingénieur reconverti en cinéaste indé à 30 ans, Shane est le scénariste, réalisateur, producteur, acteur, monteur et compositeur de ses propres films. À peine 2 longs métrages en 10 ans à son actif, probablement pas assez ancrés dans le courant mainstream pour toucher un large public mais assez ingénieux et révolutionnaires pour qu'une poignée non négligeable de cinéphiles suivent le jeune réalisateur de très près. Bien évidemment son cinema divise; quand certains le trouvent chiant et prétentieux, d'autres n'hésitent pas à le qualifier de Tarkovski des années 2000. Rien que ça.
Tout ça à de quoi forcer le respect, surtout que ce jeune individu correspond à la définition la plus pure et exacte du terme "réalisateur indé". Attention, pas celui qui fait des films mignons et aseptisés avec une affiche jaune dans l'espoir d'avoir une petite place à Sundance et de devenir un jour célèbre afin de faire plein de blockbusters impersonnels et de côtoyer le gratin d'Hollywood ou je ne sais quoi d'autre. Shane Carruth est celui qui sait faire preuve d'humilité et de radicalité comme personne. Il ne va pas mendier sur Kickstarter ou Tipee pour que son film soit financé, il va chercher l'argent comme un grand par des moyens qui ne l'empêcheront pas de garder un total contrôle de sa création. Il se fout par ailleurs d'apparaître dans les journaux, de recevoir des oscars ou d'atteindre le milliard au box office, il peut très bien prendre 10 ans de sa vie pour créer son film s'il le veut (il l'a fait). Shane Carruth EST le cinéaste indé par excellence, et il est important de connaître ce détail avant d'appréhender son œuvre.
Je ne connaissais pas ce personnage avant que mon cousin m'en parle il y'a quelques mois, en me décrivant son expérience devant Upstream Color comme étant une claque, un film low-budget abstrait et presque incompréhensible qui met les émotions et le sensoriel au premier plan. Il n'en fallait pas moins pour attiser ma curiosité.
La première chose que l'ont peut dire sur ce film, c'est qu'il est un véritable condensé d'émotions et de sensations diverses et variées et pourtant il demeure l'inverse d'un film à la démarche sensationnelle. C'est un film radical qui exige du spectateur une attention particulière, mais qui peut aussi, au contraire, être regardé dans une mentalité de lâcher-prise totale. Il s'agit avant tout d'une expérience plutôt que d'un film au sens classique du terme, et son appréciation est une affaire personnelle qui implique en partie l'état d'esprit dans lequel le spectateur va voir ce film.
D'aucun aurait le désir ardent de tout comprendre, tout analyser, tout interpréter au premier visionnage, mais prendrait instantanément le risque de se retrouver largué par tout cet enchevêtrement sophistiqué de thématiques, de points de vue, de références philosophiques - et par conséquent, détester le film.
Cependant, bien que je préconise pour ce film un visionnage dénué de tout questionnement, je trouve intéressant de partir en quête d'un sens à tout ce que ce film nous a montré. C'est même en glanant des interprétations sur le net que le film a vraiment commencé à me fasciner et à revivre dans mon esprit. Il y restera toujours des zones sombres et indéchiffrables (tant mieux), mais une fois que l'on a saisi le sens de ces images que l'on a au début absorbé sans comprendre, la jouissance, l'étonnement et l'admiration nous gagne.
Le film vient à peine de commencer que l'on s'avoue déjà vaincu. La mise en scène et le montage enchevêtrés où rien ne nous est expliqué nous mettent à l'épreuve. Des personnages apparaissent sans que l'on ait aucune information sur eux ainsi que leurs motivations. Leurs actions sont hachées, jamais surlignées par des quelconques dialogues. On sent néanmoins que quelque chose se trame, mais quoi ?
Les 90 minutes de ce film suivent cette audace scénaristique où le spectateur est sans cesse plongé au cœur du moment, sans explication préalable, ou les dialogues semblent parfois diffus voire déconnectés l'un de l'autre, et le comportement des personnages de plus en plus mystérieux au fur et à mesure que l'intrigue progresse. Cette radicalité du dispositif génère forcément une quantité astronomique de questionnements de la part du spectateur mais elle est également prompt à l'onirisme et à l'imprévisibilité, détachant notre attention du script pour nous plonger dans l'abstraction des images et de la mise en scène.
La caméra, libre et volage, semble graviter sans logique apparente autour de la multitude de personnages et d'environnements que nous expose le film, nous donnant ainsi cette touche de réel et d'imprévu constant qui est l'un des atouts de ce film. Cette manière de filmer presque lyrique se confronte au montage précis et économique qui distille les éléments de son scénario par l'intermédiaire de sonorités et d'indices visuels. Notre esprit vaque au gré des flux imprévisibles du récit et des images qui semblent toutes se faire écho l'une à l'autre de façon presque mystique.
Ainsi l'on se souvient de Primer, son premier film, encore plus low-budget, minimaliste et énigmatique que son petit frère, où il était question de deux collègues ingénieurs qui bricolent une machine à remonter le temps dans leur garage. Dès son premier film, le jeune Shane posait déjà les bases de son cinema et fixait ses obsessions, faites de paradoxes, de science et de confusion constante.
Un film frontal et terre à terre qui, malgré son charabia scientifique déroutant et sa construction labyrinthique, laissait un espace à l'interprétation et à la spéculation du spectateur.
Upstream Color poursuit donc l'entreprise que son réalisateur a débuté 10 ans plus tôt, celle de faire un film-expérience novateur et excitant dénué de tout classicisme.
Mais ce qui marque une rupture nette avec Primer, c'est l'émotion. La ou ce dernier nous plongeait dans un microcosme froid, et presque trop concret bien que mettant en scène des "guys next door", Upstream nous emporte dans un flot ambiant de rêveries et d'abstraction, et tire sa plus grande force dans la relation salvatrice mais accidentée qui s'installe entre les deux protagonistes. Il émane une poésie et une douceur frappante de ces deux personnages dont la vie a été détruite par un organisme de la taille d'un petit doigt, et qui se retrouvent tous deux dans la même galère par la loi du pur hasard (ou du destin). Il est touchant de les voir lutter pour reconstituer des fragments de leur vie jusqu'à ne plus savoir qui ils sont vraiment, de vivre ces instants d'allégresse, de questionnements et d'angoisse avec eux, de les voir confrontés à des peurs dont ils ne connaissent même pas l'origine... Ainsi le baragouinage cryptique de Primer laisse place à la poésie d'un dispositif aussi épuré qu'il est audacieux, et Shane Carruth se met enfin à parler de l'Humain, de la Vie, de nous tous.
On est en droit de trouver le synopsis officiel légèrement flou et approximatif tant le film à bien plus à nous proposer. C'est avant tout un film sur l'humain plus que sur une larve manipulatrice et un kidnappeur. C'est un film sur le souvenir et l'oubli, sur deux vies brisées dont les consciences vont s'entremêler. C'est un film sur la nature qui reprend ses droits. Un film en apnée constante, à l'image de Kris, plongeant dans un bassin tout en ramassant des cailloux et en récitant les pages de Walden ou La vie dans les bois, peut être les vestiges de sa sinistre séquestration qui l'aideront à reconstruire sa vie, symbolisée par ces mystérieuses chaînes de papier que l'on voit au début du récit, nous rappelant le thème principal du film, l'idée que tous les événements de notre vie semblent interconnectés, mais que ces connexions sont une fragile ribambelle.
Ce livre et ces chaînes de papier introduisent - en plus de la verve littéraire qui traverse le film de temps à autre - le personnage le plus intriguant et énigmatique de l'histoire, celui que l'on appellera le "Sampler"; un homme vivant dans la campagne qui capte les sons de la nature pour en faire des compositions musicales à tendance expérimentale, en plus de s'occuper d'un élevage de cochons. Il semble par ailleurs travailler en étroite collaboration avec le "Thief", cet homme qui kidnappe des individus pour leur inséminer cette larve insidieuse dans leur organisme et ainsi prendre possession de leur conscience.
Ce Sampler porte à lui seul deux thèmes forts du film : la nature et la musique. Le premier paraît évident aux yeux du spectateur tant le traitement sonore des sons ambients naturels est travaillé pour englober le film dans une enveloppe particulièrement réaliste. Le thème musical est quant à lui plus sous-jacent, mais apparaît comme l'un des principaux liants du récit et entraîne celui-ci vers un côté philosophique et lyrique. On se rendra compte plus tard qu'une fois le Sampler supprimé de l'histoire, la chaîne qui s'assemblait en début de film semble se disloquer.
Il est enfin impossible de ne pas voir dans ces cochons mentalement connectés aux humains (je vous avais dit que ce film était hétéroclite) un pamphlet contre la surconsommation et l'aliénation due au capitalisme moderne. Une analogie homme-animal et un rapport physique a la nature que le metteur en scène renforce habilement en mettant en relation plusieurs plans issus de l'environnement des porcins avec celui des humains.
C'est donc avec émotion que l'on achève le visionnage d'Upstream Color, mais aussi avec l'excitation de revoir un jour ce film afin de comprendre ce qui a bien pu se passer pendant ces 90 minutes aussi belles qu'elles sont brumeuses. Dans mes souvenirs, aucun film récent n'avait aussi bien fait l'usage de sons et d'indices visuels pour raconter une histoire complexe et former un liant scénaristique, certes chaotique, mais au final bien plus cohérent qu'il n'y paraît.
Chaque gros plan, chaque bruit de vent, chaque regard perdu, chaque conversation inachevée est vecteur d'émotion brute. Et c'est ce qui est le plus beau dans ce film : l'invisible qui devient visible par la force de la suggestion et de l'évocation.
Du Cinéma avec un C qui grandit au fur et à mesure que j'écris ces lignes.