Se libérer des Shane de Malick
C'est dingue ce qu'un cinéaste devient vite un centre de référence facile. Prenez Malick par exemple. Ses derniers films ont peu à voir avec ceux des années 70, il en a fait peu et propose un montage véritablement novateur et déstructuré surtout depuis "The Tree of Life". Il n'en faut pas plus. Pour peu qu'un film soit un peu contemplatif, avec un montage non linéaire, éventuellement une voix off et un peu de sacré, tout est là pour que la critique ne manque pas la comparaison.
C'est un peu le cas de "Upstream Color", qui a vite été référencé comme "Malick-like", du fait de son montage évanescent, de ses mouvements de caméra, de sa photographie propre, travaillée, nette mais épurée, de ses cadres mouvants avec travellings qui partent un peu en tout sens, etc. C'est évident, il y a un peu de Malick chez Carruth, qui signe ici son deuxième long. Mais le réduire à cela est insuffisant. Là où Malick se fait soit taiseux (mutisme des personnages) soit volubile (avec l'omniprésence de la voix off), Carruth donne la parole à ses acteurs. Des paroles souvent inutiles, souvent fonctionnelles, anecdotiques, mais une parole malgré tout. Il y a dans "Upstream Color" une forme d'abstraction et de globalisation de l'image par le symbole qui n'est, là encore, pas sans rappeler Malick, c'est une évidence, tout comme le montage qui donne du sens ou le déconstruit par mise en lien plutôt que d'être au service de la chronologie.
Mais il y a chez Carruth une narrativité différente de chez Malick, qui l'identifie au-delà de la position de suiveur visuel. Même s'il n'y a pas une narration évidente avec un point B qui mène du point A au point B, il y a plus cette logique que chez Malick. Les images se parlent, dialoguent, mais avancent néanmoins à travers la relation entre les quelques personnages, les allers-retours permettent cette avancée globale du scénario, qui sert souvent d'expérimentations visuelles moins concrètes. Si l'on peut se perdre sur les motifs de chacun et sur "l'histoire", peu importe, Shane Carruth et ses acteurs arrivent à créer un "état de spectateur", qui donne vie à une compréhension de l'esprit dans sa globalité, chose qu'on a plus de mal à retrouver chez un Malick, qui embarque le spectateur, le fait réfléchir, parfois un peu trop. Ici le spectateur est acteur certes, mais Carruth l'aide plus que Malick, arrive à travers la forme à lui donner les clés d'un fond qu'il se construit lui-même, là où Malick donne l'impression qu'il y a une chose à découvrir. C'est une forme de paradoxe : Carruth laisse plus de liberté dans la finalité mais moins dans l'accompagnement vers celle-ci.
Si je me moquais un peu de la comparaison en début de critique, elle n'est bien sûr pas idiote, mais trop restrictive. Carruth se place dans une continuité d'un cinéma qui propose à la fois de l'abstrait et du symbolisme, parfois un peu exagéré et qu'on peut tout à fait trouver masturbatoire, mais il a néanmoins son identité qui lui permet de se détacher de ses références. Belle découverte pour l'un des meilleurs films de 2013.