Remonter dans la filmographie de Ceylan permet de faire un constat étonnant : aux sources du fleuve de parole qui irrigue Winter Sleep comme Il était une fois en Anatolie siège le silence.
Soit celui de Mahmet, divorcé photographe, satisfait de sa réclusion jusqu’à l’apparition de son cousin venu chercher du travail à la ville.
Uzak est un film âpre comme son personnage principal : peu amène, ne s’embarrassant pas de réduire la durée d’un plan ou une absence de conversation qui pourrait devenir gênante. La cohabitation fonctionne sur le principe d’une tolérance silencieusement hostile, privilégiant le huis clos étouffant par des surcadrages et une esthétique du plan fixe qui tantôt vire à l’angoisse, tantôt implose en grotesque discret. Interrompu face à son porno, englué dans on piège à mouche, Mahmet est déstabilisé, et le cinéaste s’amuse de mettre à mal son personnage.
En contrepoint de ce duo mal assorti, la ville. Istambul, filmée sans fard mais avec patience, révèle progressivement sa grandeur, depuis les rues décaties et encombrées jusqu’aux étendues neigeuses. A mesure que le récit progresse, les plans s’élargissent pour permettre au protagoniste d’acter son abandon du monde : un aéroport, duquel décollera son ex-femme qui solde tous ses comptes avec son passé, un port dont la promesse d’un ailleurs ne concerne pas celui qui le contemple.
La vie est ailleurs. Derrière lui, un divorce, un avortement et la stérilité. Au présent, la photographie de dalles de carrelage qui par leur inertie semblent une extension de son âme. L’intrus s’en va, et la paix se réinstalle dans un silence cotonneux, qui hébète un peu plus qu’auparavant. Mahmet avait arrêté de fumer, et retrouve de son cousin un paquet oublié.
Face au port, dans une lenteur qui s’inspire clairement de Tarkovski (Stalker étant explicitement visionné dans l’appartement), il prend une cigarette. De cette présence, ne reste que de la fumée qui rejoint le vent maritime. Un échec, celui de sa volonté face à lui-même. Un autre, celui de son rapport au monde.
Uzak est sardonique, cinglant et lucide dans le regard qu’il porte sur la pose de l’intellectuel reclus, poétique et contemplatif dans sa vision picturale des intérieurs et de la ville.
Et, toujours, dans le silence.

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le 18 mars 2015

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Sergent_Pepper

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