Très étrange procédé narratif utilisé par Manoel de Oliveira, qui revendique pour l'occasion une dimension éminemment romanesque. Dans un premier temps, les signaux qui nous sont renvoyés laissent présager quelque chose d'assez conventionnel dans son registre de niche, un peu à l'image des variations proustiennes chez le Carlos Saura de "La Cousine Angélique" par exemple. Film-fleuve de 3h30, voix off extrêmement présente traduisant de manière transparente l'origine du scénario (adapté d'un roman lui-même transposé de "Madame Bovary" dans le Portugal contemporain), et évidemment le cœur du sujet à savoir la figure féminine héritée de Flaubert.
"Val Abraham" fait partie de ces films dont le visionnage peut se révéler éreintant (à titre personnel les trois heures et quelques m'ont paru vraiment très longues) mais qui ensuite infusent agréablement dans les heures et les jours qui suivent. Sensation un peu déroutante à ce titre donc, puisque il apparaît davantage intéressant et aimable en théorie qu'en pratique. Ema (et non Emma, ici) évolue dans le décor de la région du Douro, et la narration nous partage absolument tous ses rêves, toutes ses déceptions amoureuses, au gré des différentes et très nombreuses rencontres. Elle nourrit une profonde insatisfaction à long terme, enchaînant les liaisons et les mariages avec des hommes qu'elle n'aime pas et qui finiront irrémédiablement par la lasser. C'est ainsi une histoire d'amour toujours cherché et jamais assouvi.
C'est étonnant de se dire que c'est réalisé par un papy de 85 ans, et quand je pense à Coppola qui au même âge nous sort son "Megalopolis", les bras m'en tombent. Ici le rapport de force est inversé par rapport au récit de Flaubert puisque la protagoniste jouit d'une forme de puissance et de contrôle sur le monde dirigé par les hommes — mais ce n'est pas pour autant qu'elle trouvera bonheur et sérénité : sa façon d'accomplir sa propre mort laissera une dernière séquence très marquante, sous les orangers. Et ce qui est drôle, c'est que "Madame Bovary" est connu à l'intérieur du film, et de Oliveira joue beaucoup là-dessus tout comme il joue à faire communiquer la narration par voix off omnisciente et les dialogues entre personnages. Mais beaucoup de points ne sont pas aussi réussis, et je pense entre autres aux allusions / métaphores sexuelles un brin balourdes ou l'omniprésence de la sonate de Beethoven. Très intrigant comme "concept", à défaut d'être parvenu à me passionner pendant les trois heures.