Comme souvent avec les œuvres tardivement reconnues, Val Abraham a forgé sa légende d'abord dans l'ignorance, voire le refus, puis dans la redécouverte, peu à peu porté par un public confidentiel mais unanimement séduit, aidé en cela par l'obstination de deux critiques influents (André Bazin, puis Serge Danney) qui dans leurs écrits ont longtemps défendu porté le cinéma de "l'éternel" cinéaste portugais.


Refusé par le comité de sélection du festival de Cannes en 1993, mais présenté lors de la quinzaine des réalisateurs, et acclamé durant 15 minutes par des spectateurs conquis "Vale Abraão" est probablement l'œuvre la plus "littéraire" de Manuel de Oliveira, même si, l'homme grand passionné de littérature et de poésie a toujours cherché à faire résonner son cinéma avec l'écrit.


Contrarié dans sa volonté d'adapter Madame Bovary de Flaubert (deux autres films étaient alors en projet), le cinéaste donne vie dans la vallée du Douro à une autre héroïne romanesque, Ema, née à sa demande sous la plume de son amie, l'écrivaine Agustina Bessa-Luís. Mais Manoel n'est pas Gustave, et si comme chez l'écrivain, ses personnages féminins ont le romantisme chevillé au corps, Ema, être pensant n'est pas une simple victime de son inclinaison, le bovarisme est pour elle un terme dévalorisant, qu'elle refuse lorsqu'un ami de son mari la compare : elle ne subit ses passions, pense même les assumer.


Adolescente balbutiante, lorsqu'elle effectue ses premiers pas dans la bourgeoisie de la "Cidade Invicta", Ema saisit bien vite la nature des hommes ("leur grâce virile"), avides de possession et sa propre condition de femme objet qu'elle entend transcender. Lors de la première rencontre avec Carlos Paiva, médecin agriculteur plus âgée, portant dans sa démarche toute l'assurance d'une position sociale jetée au visage de ses interlocuteurs, Ema le trouve stupide : plus tard, alors qu'elle prétend l'avoir oublié, elle le trouve beau "avec les dents régulières des caissiers" ; il est acquis qu'elle ne l'aimera jamais pleinement, lui réservera toujours un fond de mépris. Mais comme Emma, Ema se berce des illusions de la jeunesse son entrée dans "le monde", les bals fastueux la grisent, son mariage l'ennuie et elle rêve d'un ailleurs dans les bras d'un autre.


Peu à peu Ema s'arrache à son destin bovarien (pour un temps au moins) , refusant de s'abandonner à la mélancolie du romantisme désabusé, malgré sa légère claudication, la jeune femme est vive, spirituelle, conquérante. Ce faisant le cinéaste ne se complait pas non plus dans une posture bovarienne, opposant la grâce d'Ema (Leonor Silveira), toujours filmée dans la lumière, à la vacuité des hommes, l'élégance des mots à la banalité des situations. En vieux singe, Manoel sait bien que le temps au cinéma rend grâce à la beauté des plans: ses longs plans fixes sur les paysages, les visages sont des appels à la contemplation, à la méditation presque, les travellings, rares, préfigurent un changement de ton soudain, l'image est soigneusement travaillée, tout comme les intérieurs accueillants. Et puis, comme une évidence, l'actrice chez lui irradie tous les plans et patiemment, il construit une fresque ample reprenant les gimmicks expérimentées dans Francesca, " Suivant la manière absolument stupéfiante qu’il (a) de faire du cinéma, à la fois très archaïque et complètement insolente" *. A la manière de scènes de dialogues parfois déroutantes avec des personnages presque hors cadre, soulignant l'incommunicabilité, De Oliveira suggère plus qu'il n'impose, tout est limpide dans sa mise en scène.


Val Abraham est un chef-d'œuvre redécouvert, un des ces bonheurs que tout cinéphile espère secrètement lorsqu'il s'aventure sur les chemins du cinéma plus confidentiel, tout juste pourrait-on lui reprocher une dernière demi-heure un peu plus étirée à moins que notre aptitude à la contemplation ne se soit érodée à la lecture de productions jouant toujours plus sur l'impatience supposée de son spectateur.



* Serge Danney

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