Le réalisateur polonais Jan P. Matuszyński n’a certes pas la renommée internationale de son compatriote Paweł Pawlikowski, oscarisé pour Ida et nominé pour Guerre Froide, mais à ce rythme-là cela ne saurait tarder. Quelques années après l’excellent Ostatnia Roddzina consacré au peintre Beksiński, le voilà qui se penche à nouveau sur les années de plomb de son pays natal, ces années 80 à la grisaille toute communiste avant l’aurore, mais sous un angle autrement plus politique.
Le titre VF, Varsovie 83 : Une Affaire d’État, annonce d’ailleurs la couleur, si l’on peut dire, mais le titre original Żeby nie było śladów, « Ne laissez pas de trace », rend mieux compte de la vision à hauteur de victime que contient également le film, cette froide réalité du régime ubuesque du général Jaruzelski, sinistre ganache et pantin de Moscou, dont les lunettes noires sont aussi tristement célèbres en ses contrées que celles de son homologue Huerta au Mexique.
Dans Varsovie 83, ces victimes sont initialement au nombre de deux, Jurek Popiel et Grzesiek Przemyk, bacheliers aux cheveux longs et pantalons pattes d’eph., joyeux colocataires varsoviens et fans de l’Apocalypse Now de Coppola (et pourquoi pas, quand on sait ses racines polonaises !), vaguement rebelles comme on l’est tous à leur âge – hélas pour eux, suffisamment pour s’attirer l’ire de la police, qui brise irrémédiablement leur vie un beau matin de mai 1983, point de départ du film.
Ce qui aurait pu, et dû aux yeux des perpétrateurs, rester un banal exemple parmi d’autres de l’arbitraire jaruzelskien, se transforme cependant en « l’affaire d’État » titulaire lorsque l’opposition, en la personne de la mère de Grzesiek, poétesse et militante du fameux syndicat Solidarność, et du célèbre prêtre et martyr Jerzy Popiełuszko, s’empare de l’affaire pour traîner les coupables devant la justice. Rien ne va cependant se passer comme prévu.
Pareille prémisse pourrait laisser penser à un réquisitoire politico-juridique dans la veine du cinéma de Costa-Gavras, mais l’approche de Jan P. Matuszyński est bien plus subtile et multilatérale. Ses victimes ne sont pas des chevaliers blancs façon Yves Montand, pas plus que ses bourreaux n’ont le grotesque des colonels grecs de Z ou le sinistre de Gabriele Ferzetti dans L’Aveu.
Les uns comme les autres sont des gens terriblement ordinaires, aux motivations souvent troubles et incertaines, y compris pour eux-mêmes, et surtout changeantes. « Les circonstances ont toujours fait plus de traîtres que les opinions », disait Chateaubriand, ce que Matuszyński illustre à merveille grâce à une distribution remarquable, mélange de jeunes pousses (exceptionnel Tomasz Ziętek en Jurek) et de vétérans incontournables (Tomasz Kot et Andrzej Chyra en apparatchiks).
En effet, le groupe autant que l’individu sont au cœur de Varsovie 83. De même qu’Ostatnia Rodzina montrait comment la personnalité morbide et insaisissable d’un artiste pouvait dévorer une famille de l’intérieur, le nouveau film de Matuszyński met en lumière (blafarde) les nombreux rouages à la disposition de l’État pour arriver au même résultat. Dans un cas comme dans l’autre, toute cette violence froide se déploie sous nos yeux avec une inéluctabilité mathématique. Il y a une élégance dans la mise en scène de Matuszyński, une force tranquille et un art du non-dit et de la surprise, sans tape-à-l’œil, qui me font penser que le bonhomme ira loin.
Maintenant que Wajda et Kieślowski sont décédés et Skolimowski à la retraite, on sent qu’avec Matuszyński, Pawlikowski, Agnieszka Holland, Jan Komasa ou encore Małgorzata Szumowska, une nouvelle génération de réalisateurs polonais est prête à prendre la relève, ce qui promet beaucoup. Pour l’heure, Żeby nie było śladów, n’en déplaise à son titre, frappe un grand coup en matière d’évocation du terrible passé récent de la Pologne et de la vie en dictature de façon générale. Polecam wszystkim, je le recommande à tous !