Que sait-on des vaches ? Qu’elles donnent du lait, qu’elles boivent… de l’eau, qu’elles font des petits veaux, qu’elles mangent de l’herbe et qu’elles finissent souvent à l’abattoir… Les pauvres ! Même si, selon leur espèce, elles sont élevées soit pour leur lait, qu’elles fournissent en abondance, soit pour leur viande, qu’elles ne donnent - et vraisemblablement bien malgré elles - qu’une fois.
D’un seul coup de ses belles cornes élégamment arquées, Vedette, robe sombre et carrure de taureau, va renverser toutes ces idées reçues. Elle est de la race d’Hérens, du nom de ce haut val helvète où les vaches combattent entre elles pour devenir reine, avoir droit à la meilleure herbe dans les champs et repousser en contrebas les jeunettes arrogantes qui se risqueraient à prétendre au titre. Le tout sous l’œil attentif des vachers, qui veillent seulement, bâton en main, à ce que ces bêtes de huit cents kilos ne se blessent pas.
C’est d’ailleurs sur l’un de ces combats, très officiellement organisés dans une arène montée de toutes pièces, que s’ouvre cette quatrième réalisation en commun de Claudine Bories et Patrice Chagnard, après « Les Arrivants » (2009), « Les Règles du jeu » (2014) et « Nous le peuple » (2019). Un documentaire qui ne prend plus pour objets des êtres humains, mais ces autres êtres vivants que sont les vaches, et dans lequel la parole est rare : un texte introductif, écrit, quelques commentaires en voix off, quelques échanges avec les fermières propriétaires du troupeau auquel appartient Vedette, échanges essentiels et très éclairants, quelques propos adressés à la très singulière Vedette, à qui certains textes philosophes ou sociologiques sur les animaux seront même lus…
Car Vedette, la très bien nommée, est une reine indétrônable, remportant année après année les tournois organisés, ce qui lui confèrerait une haute valeur marchande, pour peu que ses propriétaires aient le projet de la vendre. Ce dont ils sont loin. À preuve, le jour où l’heure de la retraite sonne car Vedette a dû, par deux fois, reculer sous les coups de corne de ses concurrentes, Élise et Nicole adressent une demande singulière au couple de réalisateurs qui rejoint chaque été sa maisonnette des alpages : que Vedette soit dès lors soustraite aux humiliations infligées par le groupe et qu’elle coule des jours paisibles, isolée dans leur grange et soignée par eux. C’est la démarche lente et patiente de cet apprivoisement mutuel (car il faut aussi que la vachère improvisée s’habitue aux grands coups de langue affectueux de sa nouvelle pensionnaire !) qu’accompagne la seconde partie du documentaire.
À travers la charge esthétique de plans magnifiques qui recueillent la beauté altière de la haute montagne et de la vie paisible des bêtes, Claudine Bories et Patrice Chagnard nous convient à une méditation sur le vivant, sur la place que certains de ses représentants, les humains, accordent aux autres, les animaux. Avec le secours d’une musique encore plus rare que les paroles (quelques notes de la berceuse latino-américaine, « Duerme, negrito », tantôt rêveusement égrenée au piano, tantôt chantonnée par Claudine à sa vache attentive, toutes oreilles soudainement immobilisées et tournées vers sa nourrice, quelques emprunts aux sautillements mozartiens, musique de salon en amusant décalage avec les verts pâturages…), les réalisateurs questionnent également, non sans audace, l’amour et la mort : comment affronter la mort d’un être aimé, comment l’amour peut-il s’exprimer dans le fait de manger l’autre…?
Un long-métrage calme et patient, parfois déconcertant, mais finalement savoureux, qu’il convient d’aborder avec la placidité d’une vache en rumination.